Ce qu’ils ont dit : Serge Moreux
Alain Daniélou naquit le 4 Octobre 1907 à Paris, dans une famille dont le chef était breton, issu de la partie la plus bretonne d’Armorique : le Finistère, et plus précisément de Locronan. Tous les siens étaient des catholiques de stricte obédience, avec ce je ne sais quoi de plus dont le climat psychologique de cette province estompe les choses les mieux précisées, sorte de halo commodément baptisé mysticisme. Plutôt que ce mot mysticisme trop vague, je suggérerai comme plus celte « sens de l’ailleurs, du voyage, de l’aventure intérieure », toutes notions en apparence analogues à celles qui définissent l’état mystique mais différentes en ceci : après un refus du réel, l’état mystique mène à la découverte et à l’acceptation des lois qui sont dans les profondeurs. Le sens de l’ailleurs, s’il procède du même refus initial – d’où la confusion -, rejette jusqu’à l’idée d’une loi possible; plus tard, lassé de ses indéterminations, peut-être décidera-t-il de rejoindre les zones dévolues à la mysticité.
Quoiqu’on en pense, écrire des Bretons qu’ils sont poètes par nature, qu’ils vivent dans la prémonition des mondes irrationnels, est à mon avis plus juste.
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Que la mère d’Alain Daniélou eût fondé une institution destinée à de jeunes personnes attirées par la vie religieuse, que son frère entrât dans l’Eglise et devînt le révérend père jésuite bien connu par ses idées sur le corps glorieux de l’Humain, que son père professât les lettres anciennes avec une vive sympathie pour l’art dramatique, que ce milieu d’êtres bien vivants eût influé sur l’enfant, qui en pourrait douter ?
Mais de quelle manière ? Par acceptation ou refus ? Un Méditerranéen n’aurait ressenti que ces deux termes; un Celte non : tel qu’à la fin de la nuit, avant l’aube, sourd de quelque part – et ce quelque part n’est pas l’horizon – un état transparent, ainsi entre le oui et le non existe une position intérieure paraissant indécision, ne syncrétisant pas « peut-être » mais combinant les possibles doutes du « oui » avec la prescience des affirmations contenues dans un « non » catégorique. Daniélou ressentit vite que, malgré les interprètations des coeurs chrétiens, rien n’est simple parce qu’il y a multitude en mouvement; connaître les catégories si innombrables qu’elles soient serait pensable si ce mouvement n’était pas; agir en unité catalysante dans cette simplicité aux liaisons rendues complexes, ceci en réduisant son propre mouvement, en l’orientant vers zéro, est le moyen proposé par l’Orient pour peser sur le mouvement universel puisque devenu expérience personnelle et partant contrôlable. Ainsi de la position intérieure de certains poètes possédant le sens de l’ailleurs et de certains Celtes pour qui refuser soit la chair, soit l’âme, serait division de l’Homme, castration et conséquemment suicide, acte non point grave pour eux, parce qu’il y a suppression d’un élément vivant, mais parce qu’il y a coupure d’une des branches par laquelle la vie aurait fleuri, éternelle.
Vers 18 ans, Alain Daniélou débouche dans ces climats de pensée, sans doute sans s’en rendre compte; la pratique des arts, la fréquentation des milieux artistiques l’y ont conduit tout autant que son esprit scientifique réagissant enfin aux effluves sentimentaux de la religiosité familiale et de Ste-Croix de neuilly. Lorsque j’écris « Alain Daniélou débouche sur ces territoires », ce n’est pas seulement au figuré; en réalité aussi, Jean Daniélou, le frère, venait de traduire en latin le texte d’une cantate dramatique destinée à la scène et dont les auteurs depuis firent carrière : Oedipus Rex de Jean Cocteau, qu’Igor Stravinsky allait mettre en musique. Cocteau ! Encore lui ! Rarement Le Coq et l’Arlequin fut autant relu par un adolescent aussi vibrant; jamais Milhaud, Honegger, Poulenc, Taillefer, Eluard et les amis de Breton n’eurent d’auditeur aussi préparé à les entendre. En pouvait-il être autrement ?
Imagine-t-on le milieu de Monsieur Daniélou père alors ministre, de ce lettré artiste ? Ecrivains, musiciens, peintres, politiques mécènes, émigrés, rencontres follement merveilleuses pour un jeune homme tout neuf puisqu’il était encore enfant avant l’effondrement en 1918 du vieux continent contemporain; l’adolescent subissait mille fermentations renouvelées par les esprits brillants du temps, mille courants de pensée, d’éthique surgissant dans les décombres d’un monde qui ne les aurait pas admis, mille licences expérimentales, nécessaires et licites, car la catastrophe de 1914, les irréparables destructions de la guerre témoignaient contre les anciennes formules. Oui, c’est donc bien durant cette époque 1925-1927 que l’on peut placer certaine prise de conscience de notre futur maître ès-sciences hindoues : d’un côté les « oui » de sa prime jeunesse, de l’autre le « non » péremptoire d’une vitalité élémentaire partout en état de résurgence et, entre les deux, cette zone imprécise, ce canal vers « l’ailleurs », cette possibilité de fuite pour qui se refuse à la guerre des pseudo-contraires, sachant bien que, quelque part, ils sont consubstanciels, ce quelque part étant l’état d’équilibre produit par cette réduction du mouvement que j’évoquais plus haut.
Certes, ces prises de conscience ne s’éclairaient pas aussi précisément que mon texte semble le faire croire; elles pesaient néanmoins et leur pesée expliquait l’ardeur avec laquelle Alain Daniélou étudiait la musique, la composition, la peinture (il exposa même), la danse aussi et cette passion des voyages qui s’installe en lui, l’exile de son milieu familial, le jette vers toutes les capitales d’une Europe turbulente, colorée, misérable, pittoresque, bien telle, pendant quatre ou cinq ans, que Paul Morand la peignit dans Ouvert la Nuit, un Occident bourré de littérature mais ne fallait-il pas, pour repartir, que cet Occident perdît de vue les perspectives exactes ?
Notre voyageur se spécialise; partout il étudie toutes les variantes du langage musical, toutes les sociétés qui les produisent; on pourrait écrire qu’il les étudie en philologue et en ethnographe.
Mais qui possède le sens de l’Aventure et subit l’attraction de la pesanteur divine boucle vite son tour d’Europe. Daniélou passe en Afrique et c’est la première expédition sérieuse d’ethnographie musicale; le terrain prospecté est le Sud Algérien. Ensuite notre voyageur qui vient de rencontrer le célèbre photographe Raymond Burnier, rêve de difficiles collectes : en 1932, tous les deux partent pour l’Afghanistan afin d’accomplir un voyage d’étude en Kâfiristan, région à peine explorée. Retour en Europe et exposition qui fait date au musée d’ethnographie des documents photographiques réunis sur le Kâfiristan, encore aujourd’hui, je crois, les seuls existants. Et maintenant Alain Daniélou pense aux Indes. Qu’ espèrait-il de cet Orient à l’époque aussi structuré que celui de l’antique Chine gardée jusqu’en 1911 par sa dernière impératrice, la malheureuse Tseu-Hi ?
Kim ? les danseuse sacrées ? les horizons fluviaux et montagneux hantés par le Bouddha éternel ? la Compassion ? les disciples de Madame Blavatski ? quelque Gourou ? les échos du Toit du Monde, ce Thibet en contact avec l’Obscur ? les pouvoirs inhérents à la pratique des disciplines philosophiques ? des notions enfin stables sur l’amour ? Je ne sais pas. Quand je suis devant cet homme mince, de taille un peu au-dessus de la moyenne, au visage typiquement finistèrien, au sourire en minceur de défense, à la voix sans volume mais timbrée un peu haut, j’interroge peu, j’en suis empêché par quelque chose d’indéfinissable, j’écoute; avec lui ne saurait exister ce que nous nommons conversation, c’est-à-dire progression par approximation vers des finalités indéterminées au départ.
En 1933, il arrive aux Indes, y découvre la musique de ce pays; elle lui apparaît comme le centre d’intérêt pour des recherches fondamentales sur la nature et l’histoire de la musique. Puis long séjour à l’école de Rabindranath Tagore et, sur son invitation, visites annuelles jusqu’à la mort du poète. Enfin établissement à Bénarès, dans un ancien palais situé au bord du Gange, aux vastes salles propices à l’installation de bibliothèques et d’un studio d’enregistrement. Il y restera quinze ans. L’étude des langues de la péninsule, le Hindi surtout, celle du Sanscrit qu’il pratique quotidiennement dans la société des vieux savants inconnus de l’Europe, reliés les uns aux autres par des journaux réguliers rédigés dans cette langue (présentée comme morte de ce côté de Suez), la pratique sévère de la musique classique des Indes et de la Vina avec le célèbre musicien Shivendranath Basu, la réunion d’une collection unique de manuscrits représentant plus de deux mille ans de pensée musicale indienne dont, avec l’aide d’un groupe de lettrés, il met au point les textes souvent difficiles et corrompus dans le but de publier les plus représentatifs, l’adoption des disciplines corporelles, intellectuelles et spirituelles rassemblées par nous sous le terme vague de « yoga », des voyages d’études vers tous les points cardinaux de ce continent original, en Chine, au Japon, en Indonésie, telle fut sa vie, sa vie logique.
En Orient savoir ce n’est pas comprendre à la suite de jeux dialectiques; c’est appréhender au fond des courants du silence. Le Celte était préparé; avant le temps généralement fixé aux psychologies occidentales, il traversa les troubles splendides de la Maya hindoue. Traversa ? Est-ce bien le mot ? plutôt peut-être ceci : Alain Daniélou pérégrina vers le centre de gravité d’un foyer qui, parce qu’universel et devant rayonner loin et longtemps, fourmille, brule, explose, pulvérise, foyer tumultueux, exalté, immobile, cependant et comme indifférent à lui-même, foi et raison tout ensemble. Les conséquences de cette descente vers le Soi, au travers des projections du Moi, nous savons qu’elles amènent à l’une des staticités, à l’une des immobilités les plus limites et les plus réellement actives qui se puissent concevoir, à la vision la plus large et objective envisageable.
Dans le cas qui nous occupe on devine les voies ouvertes et suivies, les conséquences d’une exploration devenue intérieure, ordonnée par des lois dont les similitudes sont connues avec celles qui régissent l’harmonie des vibrations sonores. Les premiers fruits se révèlent en 1942. Un ouvrage qui fait sensation chez les spécialistes et qui du premier coup place Alain Daniélou à leur tête : Introduction à l’étude des échelles musicales, rédigé en langue anglaise (Introduction to the study of Musical scales, Royal India Society, London). En 1948 paraît aus Editions Halcyon à Londres, toujours en anglais, le premier volume de sa Musique Hindoue du Nord (Northern Indian Music). Le second tome sera publié en 1956 par les mêmes éditions.
Quelques années plus tard, en 1949, l’Inde, la prudente mère spirituelle de l’Orient, consacre son hôte; il est nommé Directeur des Recherches au Collège de musique de l’Université de Bénarès.
Alain Daniélou ressent le besoin de renouer avec cette Europe abandonnée à elle-même il y a 25 ans; l’ancien dilettante dédaigné y est reçu avec considération; l’Université et les Instituts de Radiodiffusion l’accueillent, l’écoutent, diffusent ce qu’il veut bien dire; au vrai, il représente une valeur stable dans ce continent plus spirituellement ravagé qu’au temps de son départ, aux moeurs plus brutales aussi. Il pourrait apporter quelque chose à ce lieu de pensée bouleversé, où le monde chrétien lui-même, clef de voûte de la civilisation occidentale, se prépare à réformer des institutions impuissantes à imposer tout au moins ces trêves de Dieu dont il avait adopté la féodalité; mais Daniélou n’est pas de la lignée des Apôtres; il ne dispensera aucun enseignement. Il sait bien qu’à de très rares exceptions, non pas exceptions pour les groupes mais seulement pour les individus, les cultures sont imperméables les unes aux autres; il se contente d’informer; il propose une série de documents, une logique de méthode, des définitions fondamentales sans romantisme mais baignant dans leur climat primordial. En somme il est conservateur au sens fort du terme; il conserve cette vertu la plus utile à l’humain, ce je ne sais quoi que l’histoire a perdu sur ses longs et impratiques et ténébreux chemins : l’indifférence devant le fait et conséquemment l’indépendance objective. Ainsi placé par les faits entre l’Orient et l’Occident, Alain Daniélou réussit une synthèse; en lui le Celte rejoint l’Aryen originel. De cette expérience probablement unique le message commence d’apparaître dans son livre sur le Yoga considéré comme méthode de réintégration. Une éthique sans symbologie descriptive du monde demeure fragile, les symboles et leurs correspondances analytiques ramenant l’esprit au contact du pourquoi il a été fait : la réalité permanente, fondement de toute éthique et de toute philosophie, religieuse ou non. Alain Daniélou le sait bien et, pendant longtemps, il amassera les matériaux éclairant l’éthique hindoue. Ainsi s’élaborera le livre, qu’il vient de terminer à Rome cet été, traitant de la mythologie hindoue, précédé d’une révolutionnaire critique du monothéisme occidental.
Pendant trois ans, notre ami s’efforcera d’éclairer les dirigeants universitaires de Bénarès sur les dangers d’une européisation irréfléchie : en vain. Conséquemment – n’est-il pas l’homme de toutes les conséquences ? – il abandonne le collège de musique de l’Université de Bénarès, ainsi que la direction qu’il y assumait d’une section de Beaux-Arts (peinture et sculpture) et, en 1953, il accepte de prendre la direction de la Bibliothèque et de l’Institut d’Indologie d’Adyar, à Madras. C’est un Institut fondé et subventionné par la Société Théosophique pour l’étude de la philosophie hindoue. Autrefois très bien organisée par un savant orientaliste allemand, le Professeur Otto Schrader, il a depuis végété. Il a fallu remettre en état tous les services techniques pour la protection de plus de 20 000 manuscrits et 60 000 volumes souvent très rares sur le sanscrit et l’Indologie en général, ainsi que le département de recherche qui emploie des lettrés et fournissent aux savants des informations, des copistes, des éditions d’ouvrages sanscrits, l’imprimerie qui dépend de la bibliothèque et enfin une revue d’études indiennes intitulée Brahmavidya ou Bulletin of the Adyar Library.
La section d’études d’Alain Daniélou sur la théorie musicale hindoue transportée à Adyar prépare maintenant l’édition et la traduction des plus importants parmi les 250 ouvrages sanscrits sur le sujet qui ont survécu. Et les autres ? tous les autres, plus de 200 000 manuscrits sur l’histoire, l’astronomie, la géographie, les mathématiques, la philosophie, que sais-je encore ? fragiles rescapés des pieux millénaires mais malhabiles à défendre ces trésors fixés sur végétaux. (N’est-il pas effrayant de penser qu’à si peu ne tienne notre connaissance ou notre ignorance ?) Ils attendent, originaux ou copies séculaires d’originaux disparus, les sommes énormes qui seraient nécessaires au salut de leur contenu par la photographie.
Sauver des millions d’être en leur achetant du riz le temps venu de la disette ou des inondations, ou sauver des millénaires de pensée pour en nourrir des millions d’intelligences ? Dilemme tragique opposant dans leur antagonisme éternel l’individu – celui qui doit manger du pain – à l’humanité qui ne survit que par l’esprit. Le choix s’impose : l’individu sort vainqueur du dilemme, mais soupirons en imaginant ce que l’humanité perd en connaissance exacte sur les origines de ces civilisations et en message de sagesse.
Tant de références, d’action, résumées dans les pages précédentes et cette vie passant outre une limite déjà si au-delà de la nôtre, ne cautionnent-elles pas irréfutablement la Somme ? Techniques et art s’y sont alliés avec une science qui, elle, prouvée définitivement, forcent à classer Alain Daniélou parmi les ethnographes les plus justement célèbres, c’est-à-dire ceux qui ont accompli un service profondément musical.
Date : 1962