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Interviews de proches de Daniélou : anniversaire 80 ans, 28/11/1987

PRÉSENTATION

Pour le mois de mars, nous aurons le plaisir d’entendre parler de l’activité d’Alain Daniélou à l’institut de musicologie comparée de Berlin à partir de 1963.

Christian Poché témoigne des orientations d’Alain Daniélou comme directeur : beaucoup de liberté, mais une ligne directrice forte. À l’institut, du temps de Daniélou, le focus était bien sûr porté sur l’Inde et ce choix ne faisait pas toujours l’unanimité.
Mais tous ont beaucoup appris d’Alain Daniélou et de sa culture hétérodoxe : entre autres, les musicologues de l’institut s’accordent pour dire qu’ils ont appris ce qu’est l’ethnomusicologie sur le terrain. Alain Daniélou leur a aussi appris à classer des musiques.
Les leçons que Christian Poché retient de Daniélou : que tous les pays ont leur musique et il n’y en a aucune qui n’ait une musique digne d’intérêt. Il faut toutefois distinguer, mais en tout lieu, la musique savante d’autres formes musicales.
L’héritage d’Alain Daniélou : une approche intuitive faisant la part belle à la dimension esthétique. Poché a appris à distinguer un bon d’un mauvais musicien… dilemme en ethnomusicologie, discipline scientifique, qui n’avait pas l’habitude de prendre en compte la qualité mais seulement la variété.
Alain Daniélou, en tant que marginal, est un visionnaire.
En témoigne son approche inimitable : même si ses collections ont été reprises, l’approche qu’il a eue n’a pas trouvé son pareil et ses collections restent des pièces historiques, uniques en leur genre.

L’intégralité des interviews radiophoniques peut être consultée sur le site des archives.

Alain Daniélou jouant du Mridangam, Bénarès 1950.
Alain Daniélou jouant du Mridangam, Bénarès 1950.
Photo : Raymond Burnier.

TRANSCRIPTION

Brigitte DELANNOY : Christian Poché, vous avez travaillé avec Alain Daniélou à l’institut des musiques comparées de Berlin.

Christian POCHÉ : C’est bien cela. C’était l’institut international des musiques comparatives qui a été fondé par Alain Daniélou dans le but d’abord d’être une sorte des points de rencontre des cultures musicales du monde entier et, ensuite, de les promouvoir en Occident. Cet institut a été fondé à Berlin parce que le bourgmestre de l’époque s’appelait Willy Brandt, qui est devenu par la suite chancelier, et il a tenu à ce que cet institut soit confié non pas à un allemand mais à un français. Et comme Daniélou rentrait de l’Inde tout à fait auréolé d’un prestige indien, on lui a confié la tâche.

Alors, je peux dire que j’ai travaillé pendant quatre ans dans cet institut. Bien sûr, c’était l’Asie qui était le continent sur lequel on était tous branché. On connaissait beaucoup moins l’Afrique, pas du tout l’Amérique latine qui était méconnue et quasiment pas l’Océanie où il y a quand même des cultures musicales, mais du fait de par le passé d’Alain Daniélou qui était quand même un indianiste, nous avons essentiellement travaillé sur l’Asie.

Alors, bien sûr, nous avions beaucoup de liberté. Chacun pensait ce qu’il voulait sur le plan idéologie, mais comme c’était le maître et le patron, il y avait une ligne directrice. Et quand Daniélou a fondé ses collections de disques et en particulier les collections Philips, il a voulu prouver la thèse suivante : c’est que l’Inde est un réservoir de culture musicale du monde entier et que tout sortait et de l’Inde. Ce à quoi nous n’étions pas toujours d’accord, mais c’était dans ces perspectives qu’il a bâti sa collection.

Brigitte DELANNOY : Donc, vous avez beaucoup appris par lui à travers lui ?

Christian POCHÉ : Alors, si je peux dire que j’ai appris mon métier d’ethnomusicologue à Berlin. On ne donnait pas de cours. Nous travaillons tous dans nos départements. Moi, je faisais, je m’occupais des publications, de la collection Buchet-Chastel qui a cessé d’exister, mais on retrouvait de temps à autre Alain Daniélou à table en dehors.

Il n’était pas toujours parmi nous parce qu’il faisait la navette entre Venise-Rome et Berlin. Alors, c’est à table ou parfois on prenait l’avion ensemble ou le train ensemble et c’est là où on discutait musique et je peux dire que j’ai beaucoup appris. Et de Berlin, grâce à lui, j’ai pu aller en mission apprendre ce que c’est qu’un ethnomusicologue sur le terrain. J’étais comme ça au Yémen, en Syrie et au Liban et je peux dire que j’ai appris mon métier sur le terrain grâce à son initiative, et à Berlin, on apprenait surtout à classer les musiques. Ce qui est un énorme boulot. Il vous faut des années pour arriver à savoir comment on peut classer une musique lorsqu’une musique arrive d’un continent donné, où la mettre. Et on passait des journées à discuter entre nous toujours dans la franchise et la liberté totale et j’ai énormément appris.

Brigitte DELANNOY : Ça a donc été pour vous une école de liberté cet institut de Berlin ?

Christian POCHÉ : Absolument. D’abord, le fait que les musiques existent ailleurs qu’en Europe ; ensuite, qu’il n’existe pas une culture ou une société donnée qui n’a pas sa propre musique et que toutes les musiques du monde sont intéressantes. Ensuite, il y a une hiérarchie qu’on peut aussi poser, qu’il y a certaines musiques qui sont des musiques savantes qui sont beaucoup plus sophistiquées que d’autres musiques, mais tout cela, on l’a appris dans cet institut de Berlin.

Alors, je dois dire que c’était un aréopage assez fermé parce que ce n’était pas un institut de recherche. Nous n’étions qu’au total une quinzaine qui ont transité dans cette maison. Parmi ces 15, certains sont très célèbres. Ce sont des grands chercheurs qui vivent aux Etats-Unis. J’ai mes collègues à Paris Jacques Brunet qui a fait connaître surtout Java et l’Indonésie. Je peux citer Brunet. Il y avait Manfred Junius qui était un sitariste et qui a écrit sur le sitar indien.

Brigitte DELANNOY : Vous voulez dire qu’il existe bien un héritage Daniélou aujourd’hui en ethnomusicologie ?

Christian POCHÉ : Absolument. Bien qu’il soit contesté par les ethnomusicologues, ce que Daniélou a apporté et que n’ont pas les ethnomusicologues, c’est ce côté intuitif et ce goût pour la musique.

L’ethnomusicologue est un homme de science. Or, qui dit homme de science parfois, il ne voit pas. Il va vers un objet qu’il veut définir et analyser. Daniélou allait plus vers un objet esthétique et il nous a appris à ça. Quand j’étais sur le terrain, j’avais appris à reconnaître le bon musicien du mauvais musicien, ce que ne fait pas un ethnomusicologue scientifique. Pour lui, tout est pareil puisqu’il lui faut la matière qu’il va analyser.

Et ça, je peux dire que quand j’ai quitté Berlin, ça a été une sorte de choses qui s’est retournée contre moi parce qu’on m’a critiqué de faire plus de l’esthétique que de la science. Et maintenant, avec les années, je dois dire que Daniélou n’avait pas tort parce que quelles que soient les sociétés, même les plus primitives, vous trouvez dans une société donnée des gens qui savent chanter et d’autres qui ne savent pas le faire, et c’est à vous à deviner quand vous êtes sur le terrain qui est celui qui est porteur de la plus belle musique et de l’esthétique.

Brigitte DELANNOY : A votre avis, Daniélou est un homme fondamental qui voit beaucoup plus loin que les autres ?

Christian POCHÉ : Je dirais que parce que c’est un marginal, il a quand même eu cet apport de voir loin et il a toujours été un marginal et il le restera. Tout ce qu’il a fait est quelque chose de marginal dans sa vie, ne serait-ce que ses collections de disques. Elles ont été reprises, mais elles n’ont jamais suivi l’optique qu’il a eue. Finalement, ses collections bien qu’elles ont subi des revers, qu’elles ont disparu, c’est des morceaux d’anthologie et je peux dire que c’est même des pièces historiques. Et ne serait-ce qu’à ce niveau-là, il vaut mieux publier de la musique qu’on entend plutôt que d’écrire une thèse extrêmement poussée que quatre spécialistes liront et que cinq autres pourront discuter. Or, avec Daniélou, il mettait cette musique à la disposition du grand public et là-dessus, il est gagnant.

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