Interviews et Entretiens
Alain Daniélou interviewé par Jacques Chancel
Dans cet entretien qu’il accorde à Jacques Chancel, Alain Daniélou aborde les sujets majeurs de son œuvre.
Un esprit vif, hors du commun, qui surprend, déroute, nous amuse aussi, et nous fait nous questionner sur notre rapport aux autres et au monde.
Responsable éditoriale : Anne Prunet.
Réalisation : Archipel Studios.
L’intégralité des interviews radiophoniques peut être consultée sur le site des archives.
TRANSCRIPTION
Jacques CHANCEL : Alain Daniélou, vous vous êtes donné un nom ou plutôt on vous l’a donné. On vous a choisi ce nom de Shiva Sharan et l’on comprendra vite ainsi que vous avez choisi une civilisation d’ailleurs. Vous êtes fasciné par l’Inde, peut-être avez-vous oublié avec cette fascination Neuilly sur Seine qui vous a vu naitre. Je voudrais savoir quel a été ce feu qui a été la flamme de cette fascination ?
Alain DANIÉLOU : C’était un hasard. Je ne me suis jamais intéressé à l’Inde, je ne me suis jamais intéressé à y aller. Je n’ai eu ni Yoga ni Aurobindo ni tout ce qui peut mener à Tagore. Puis, j’y suis allé par hasard dans l’Inde. J’étais assez jeune, je m’intéressais à la musique. J’ai trouvé une civilisation extraordinaire. J’ai d’abord été, un certain temps, comme beaucoup, dans une Inde modernisée, celle de Rabindranath Tagore. Chez qui je suis resté assez longtemps. Je me suis plongé dans un mode extraordinaire qui était Bénarès et l’ancienne culture.
Jacques CHANCEL : Vous avez étudié, d’ailleurs, à Bénarès ?
Alain DANIÉLOU : Oui ! À partir de ce moment-là, moi, sans aucune préparation, j’ai fait toute mon éducation, si je puis le dire, comme un enfant brahmane de Bénarès ; dans les milieux les plus traditionnels où il fallait tout apprendre à nouveau. Parce que toutes les valeurs étaient différentes. C’était comme si on se trouvait transporté dans l’Égypte antique.
Jacques CHANCEL : Oui, mais les valeurs occidentales vous ont été quand même d’un précieux secours ?
Alain DANIÉLOU : Non, pas du tout ! Il fallait absolument au contraire tout oublier.
Jacques CHANCEL : Tout oublié ?
Alain DANIÉLOU : Ce que c’était la propreté, ce que c’était le confort, ce que c’était la morale, ce que c’était la justice … Ce que c’était toute l’idée qu’on avait. Il fallait absolument abandonner tout cela complètement pour pouvoir s’intégrer dans une civilisation où toutes les valeurs sont différentes. Au fond, c’était ma formation. Parce que c’était à ce moment-là que je commençais à étudier sérieusement : le sanscrit ; la philosophie ; la religion. J’ai acquis toute une formation qui appartient à un autre monde.
Jacques CHANCEL : J’ai retenu que c’était le hasard qui avait fait tout ce que vous avez accompli ? Vous avez quand même dit auparavant que vous êtes écrivain au départ. Votre œuvre est riche d’une grandeur d’ouvrage. En plus écrivain, vous êtes musicien et musicologue. Lorsque vous êtes parti là-bas, vous étiez fort de ces cultures musicales ?
Alain DANIÉLOU : Depuis mon enfance, je faisais de la peinture, et je faisais de la musique. Je jouais du piano. J’ai étudié le chant avec Pandéra. J’ai donné beaucoup des récitals. Je faisais de l’exposition de peinture. J’avais le plus grand mépris pour les choses intellectuelles quand on me parlait, toujours, dans ma famille.
Jacques CHANCEL : Pour les choses spirituelles aussi ?
Alain DANIÉLOU : Ah oui, pour les choses spirituelles, aussi. J’étais complètement bloqué sur ce plan-là. Parce que le christianisme ne m’était pas acceptable. Cela ne correspondait à rien qui m’intéressait. Donc, je n’ai jamais réfléchi sur la question.
Jacques CHANCEL : Oui, mais vous étiez quand même dans un berceau heureux. Parce que votre père est un homme qui a pu vous apprendre des choses. Il a été député, ministre. Votre mère, je crois, s’est occupée de beaucoup d’œuvres. Vous avez un frère.
Alain DANIÉLOU : Oui, mais vous savez ? J’ai une grande chance, c’est que je n’ai reçu aucune éducation. J’étais un enfant malade, et on croyait toujours que je devais mourir. Donc, on m’envoyait à la campagne. C’était merveilleux. J’ai passé toute mon enfance avec de vague d’instituteurs ou précepteurs qui m’apprenaient quelques mots de latin ; mais toujours seul. Au fond, je n’ai connu ma famille que pratiquement pendant les périodes de vacances. Je n’ai eu de contact très profond.
Jacques CHANCEL : Vous étiez catholique ?
Alain DANIÉLOU : Quand j’avais quatre ans, j’étais très pieux. J’adorais les divinités dans les arts et des choses comme cela. Ma mère avait considéré que j’étais un petit saint. Avec Pidice, elle s’était arrangée pour me faire faire une première communion bien avant l’âge et tout cela. Quand on a trop abîmé mes sanctuaires secrets, cela m’a complètement révolté. Ensuite, j’ai eu des espèces d’expériences curieuses dans un monastère de templier où je passais tout seul mes hivers. Il se passait des choses étranges où j’avais des attirances, on peut dire, mystiques assez curieuses. Je pratiquais tout seul des rites.
Mais tout cela n’avait rien avoir avec le christianisme qui, pour moi, était une chose représentée par l’autorité familiale en quelque sorte, et qui m’était incompréhensible. Parce que c’était à un niveau qui ne m’intéressait pas.
Jacques CHANCEL : Pourtant ce christianisme que vous avez retrouvé, vous, Alain Daniélou, un frère, le Cardinal Daniélou l’a porté très haut !
Alain DANIÉLOU : Oui, mais j’ai toujours pensé que lui aussi avait un certain gène.
Jacques CHANCEL : Vous pensez que le Cardinal Daniélou n’était pas catholique ou chrétien ?
Alain DANIÉLOU : Il avait eu un moment où il était très près de l’hérésie. Il s’est intéressé au mystique, au début du christianisme ? Justement, cela ne correspondait pas du tout à ce que l’église était devenue. Mais enfin, il était engagé dans cette profession. Il l’a fait honnêtement. Quand j’ai eu l’occasion plus tard de discuter avec lui, ce qu’il craignait d’ailleurs beaucoup. J’avais toujours le sentiment que dès qu’une chose, un problème devenait intéressant, il était bloqué. Il appartenait à une secte. C’est quand vous parlez à un communiste et que vous lui demandez de condamner la Russie, il n’ose pas.
Jacques CHANCEL : Vous prétendez que le communisme est une religion ?
Alain DANIÉLOU : Absolument, oui, c’est une religion, une substitution dans la tradition judéo-chrétienne. Un monothéisme dévoyé. C’est une fois, ce n’est pas du tout une chose raisonnable.
Jacques CHANCEL : Mais vous iriez jusqu’à dire là, Alain Daniélou, que votre frère le Cardinal Daniélou, qui a été Évêque, ensuite Cardinal, s’est trompé. Peut-être que s’il a bien réfléchi sur lui-même, il s’est dit, à un certain moment : « non, je n’étais cet homme-là. » Pourtant, il était arrivé au sommet de l’église.
Alain DANIÉLOU : Oui, mais toujours avec une certaine originalité. En tout cas, j’ai eu le sentiment que ces dernières années quand il a été libéré de ces vœux érémitiques et qu’il est devenu Cardinal, il a eu une espèce d’épanouissement, de libération. Il s’est intéressé à cette sorte de chose. C’était quelqu’un de très généreux qui s’intéressait aux êtres humains, à leurs problèmes. Au fond, je pense qu’il avait des attitudes, peut-être qu’il n’aurait pas toujours exprimé, mais, extrêmement réticent sur le système des autorités ecclésiastiques. Il est peut-être au fond un libéral refoulé.
Jacques CHANCEL : Il était une sorte de jésuite peut-être.
Alain DANIÉLOU : Ce n’est pas qui avait choisi cela, au final.
Jacques CHANCEL : Qui l’avait choisi ?
Alain DANIÉLOU : Ma mère, qui était une personne très autoritaire, avait toujours décidé que son premier fils serait donné à Dieu. Moi, je devrais être inspecteur de finance. Mais heureusement cela n’a pas marché. Moi, je me suis sauvé très tôt. J’ai fait ma vie. Mon frère, lui, a été mis dès son enfance à l’école des Jésuites, et on a bien organisé les choses pour qu’il ne puisse pas en sortir. Ce n’est pas très facile quand on s’engage dans une voie, de prendre sur soi, en somme de s’en libérer, de changer complètement son destin.
Jacques CHANCEL : C’était peut-être une belle conquête pour une mère, un fils qui a été donné à Dieu comme elle le souhaitait, et l’autre qui était donné à Shiva.
Alain DANIÉLOU : Curieusement, moi qui était considéré le canard noir de la famille, l’affreux … comment est-ce qu’on appelle cela ? L’apostat et tout cela. Finalement dans ces derniers jours, on m’a répété que ma mère disait : « le seul de mes enfants qui me ressemble. Le seul qui sait ce qu’il veut, c’est quand même Alain, etc. » Donc, elle avait quand même une appréciation de ce que j’avais su faire, il me semble, selon ma conscience, de trouver ma propre position.
Jacques CHANCEL : Dans tous les cas, ma mère a inventé deux célibataires. Le premier puisqu’il était Jésuite et Cardinal ; et l’autre, vous, puisque vous étiez disponible pour toutes les aventures spirituelles.
Alain DANIÉLOU : De toute façon, on ne peut pas se lancer dans une aventure si on n’est pas célibataire. Surtout une comme la mienne. C’était absolument impossible.
Jacques CHANCEL : Il y a un peu de l’égoïsme peut-être !
Alain DANIÉLOU : Non.
Jacques CHANCEL : Un goût de la recherche.
Alain DANIÉLOU : Non, ce n’est pas un choix. On est guidé par son destin. On est quelque chose, pour pouvoir de faire quelque chose. Je crois qu’il faut toujours regarder la vie non pas en partant du début vers la fin, mais en partant de la fin vers le début. C’est pour cela qu’il est logique qu’en somme, on a une espèce de rôle à remplir. Le tout, c’est de savoir le trouver et de l’accomplir.
Jacques CHANCEL : Vous me disiez tout à l’heure, Alain Daniélou, que vous avez commencé par le chant, vous auriez pu terminer par l’opéra. Ce n’est quand même pas une vocation manquée ?
Alain DANIÉLOU : J’ai quand même beaucoup de vocations manquées. Parce que quand même, je n’étais pas mauvais peintre, je continue à faire un peu de peinture. J’aurais très bien pu faire carrière de peintre. Je pouvais faire carrière de chanteur. Je pouvais faire une carrière de pianiste. J’ai même fait de la danse, et j’aurais bien pu faire carrière de danseur. Il s’est trouvé que je suis parti dans un autre monde, et que tout cela s’est effondré. Parce que je suis parti vers d’autres destinées.
Jacques CHANCEL : Vous parlez maintenant toutes les langues. Enfin, pas mal de langues de ce pays, mais pas tout, parce qu’elles sont nombreuses. L’Inde vous appartient, ou vous appartenez à l’Inde ?
Alain DANIÉLOU : Maintenant, je commence un peu à oublier, mais je parle hindi comme le français. Je parle, je l’écris. J’ai représenté l’Inde comme l’écrivain hindi au Paintclub un truc comme cela. C’est pratiquement devenu ma langue maternelle.
Jacques CHANCEL : Alain Daniélou, j’ai retenu ce que vous écrivez dans l’histoire de l’Inde. Vous dites : « l’Inde par sa situation, son système social, et la continuité de sa civilisation constitue une sorte de musée de victoire dont été préservé dans des compartiments séparés : les cultures ; les races ; les langues ; les religions … Ils se sont rencontrés sur de vastes territoires sans qu’ils se mélangent, ou se détruisent mutuellement … » Si bien que vous reconnaissiez tout le territoire de l’Inde, et vous refusiez toute votre culture occidentale. C’est-à-dire que l’Occident, c’est fini pour vous.
Alain DANIÉLOU : On peut dire cela.
Jacques CHANCEL : C’est vous qui le dites. En tout cas, cela transparaît. C’est clair.
Alain DANIÉLOU : Écoutez, je ne fais que dire ce qui est un fait. L’occident est un pays qui a passé son temps à détruire une civilisation pour en recommencer péniblement une autre. C’est une chance prodigieuse de l’Inde de ne pas avoir commis cette erreur tragique et qui se continue. Nous continuons à détruire des civilisations, des peuples entiers. Même un destin effrayant du monde occidental. Pourtant vous vivez dans l’Occident, vous n’êtes plus en Inde. Vous n’êtes pas à Paris. Vous n’êtes plus à Neuilly sur Seine où vous êtes né, vous vivez du côté de l’Italie. Pourquoi ce choix ? Pourtant, Rome c’est le berceau de tout ce que vous refusez.
Non, non. Il ne faut pas croire cela. Parce que le Pape à Rome, c’est très insignifiant. Heureusement, l’Italie reste un pays que vous appelleriez païen. Très profondément.
Ce n’était pas non plus dans mes intentions. Mais, je n’ai jamais fait intentionnellement. Au moment où le gouvernement indépendant de l’Inde s’était établi, avec des gens que je connaissais très bien Nehru, Indira et tout ce monde. Ils ont pris une attitude envers la civilisation traditionnelle tellement hostile que cela aurait été très difficile pour moi d’y rester. Nehru m’a dit lui-même : « vous vous intéressez à tout ce que nous voulons détruire ». À ce moment-là, on m’aurait rendu la vie impossible. Tous les gens que j’estimais le plus ont passé des séjours en prison, étaient dans des situations très difficiles. C’est eux qui m’ont dit que vous ne pourrez plus rien faire ici. Il vaudrait mieux que vous retourniez en Occident et essayez d’expliquer ce qu’est le véritable hindouiste, ce qu’est la véritable tradition hindoue.
Jacques CHANCEL : Vous êtes donc, dans notre fier Occident un envoyé spécial de l’Inde.
Alain DANIÉLOU : À peu près.
Jacques CHANCEL : Alors, vous faites deux constats : Le premier, l’Occident, dites-vous, a perdu sa propre tradition, a éloigné l’homme de la nature et du divin. Puis, le deuxième constat, le fait majeur de notre époque sont un renouveau spirituel. Il y a comme une grande contradiction qui serait peut-être la vérité.
Alain DANIÉLOU : Oui, je pense que déjà dans le monde antique, l’épouvantable invasion arienne qui a cherché à tout détruire s’est de nouveau réveillée grâce à ce qui restait des traditions antérieures. C’est-à-dire le Dionysisme apparent qui est identique au Judaïsme hindou qui est une religion que nous pouvons appeler préhistorique, qui s’est toujours continué qui a été persécuté à toutes les époques. Dans le monde chrétien, si on fait un peu une réflexion sur les persécutions qu’il y a eu, surtout ce qui était comme secte initiatique, comme secte mystique, on a toujours brûlé tout le monde.
Mais au fond, si l’on croit que cette attitude qui consiste à replacer l’homme dans la nature, à faire de l’homme une partie du monde, pas indépendant : que l’homme est un animal parmi les autres. Il est un des ornements de la création. Mais comme le sont aussi les oiseaux, les forêts, etc.
Si on envisage la création dans son ensemble et l’homme comme partie de cette création. On a envers toutes les choses une attitude tout à fait différente de celle qui fait de l’homme une espèce de patron, envoyé par un personnage qu’on appelle dieu et qui a le droit de tout détruire, de tout s’approprier, d’éliminer les espèces, de détruire les forêts, etc.
Je crois malgré tout qu’au fond, dans le cœur de beaucoup d’hommes, particulièrement de notre temps, on sent qu’il faut revenir à une autre attitude.
Jacques CHANCEL : Vous estimez vraiment que les valeurs et les croyances sont, en ce moment, dangereusement dégradées dans notre Occident.
Alain DANIÉLOU : Je crois que le système religieux représenté par les monothéistes est en voie d’extinction, ou bien c’est un choix à faire. Ou bien c’est l’homme qui disparaîtra, ou bien ce sont les religions qui font de l’homme le roi de la création.
Jacques CHANCEL : Mais lorsque Berkson a appelé le supplément d’âme, il s’inquiétait déjà.
Alain DANIÉLOU : On s’en est inquiété à toutes les époques. On a plus ou moins essayé de contourner le problème. Mais c’est un problème qui ressort toujours, et surtout, il n’y a pas de différence entre, ce qu’on appelle âme, vie, et création. C’est-à-dire cette séparation d’un élément spirituel qui n’a rien avoir avec le temporaire. Une âme qui n’a rien avec le corps. D’une espèce humaine ou autre qui n’a rien avoir le reste de la nature. Tout cela est aberrant.
Jacques CHANCEL : Vous ne pensez pas, Alain Daniélou qu’on accorde depuis déjà très longtemps trop d’intérêt aux conditions matérielles. Ce n’est pas seulement le fait du progrès, le fait d’aujourd’hui.
Alain DANIÉLOU : Oui, mais, c’est très particulier à une civilisation particulière. Moi, je suis très surpris quand on … Je connais très bien l’Afghanistan, je sais comment vivaient les Afghans sans machine à laver, sans électricité, aucune espèce de ce que nous appelons les essentielles de la civilisation.
Jacques CHANCEL : Qui n’est pas essentiel à votre avis ?
Alain DANIÉLOU : Absolument pas ! Ce sont des gens qui étaient parfaitement heureux, parfaitement équilibrés, vivants dans leur montagne et bien nourris. Chantants, heureux de vivre. Et on vient vous dire que c’est épouvantable, ce sont des peuples arriérés. Il faut qu’on les réduits de l’esclavage, qu’on les fasse travailler dans des usines, qu’on leur donne des machines à laver, etc. C’est une position absurde, c’est de mettre le commerce à la place de la vie, et de la culture.
Jacques CHANCEL : Nous prenons l’Inde que vous connaissez bien. Il y a quand même beaucoup de régions où la misère s’est installée, ou peut-être que tout ce dont vous êtes en train de parler serait vraiment très utile.
Alain DANIÉLOU : Vous savez que quand les Européens sont arrivés en Inde, l’Inde avait le plus haut niveau de vie du monde. Évidemment que des siècles de domination étrangère …
Jacques CHANCEL : L’Occident qui a tout détruit.
Alain DANIÉLOU : Oui, qui a aussi changé toutes sortes de lois et de systèmes par lesquels la population restait sensiblement stationnaire. Il y avait une division de travail, une organisation très particulière, ou par corporation qui marchaient extrêmement bien. On a essayé de désorganiser cela au nom d’idéologies, comme on le fait toujours, qui n’ont rien avoir avec celles du pays. On a créé la misère.
Jacques CHANCEL : Vous venez justement de parler justement de porter un nom idéologie. Idéologie à votre avis, est-ce une religion ?
Alain DANIÉLOU : Non, je ne crois pas.
Jacques CHANCEL : Ce n’est qu’un mot ?
Alain DANIÉLOU : C’est quelque chose d’intermédiaire entre une croyance et une connaissance. Ce n’est ni l’un ni l’autre. Comme on le dit dans la philosophie hindoue, croire c’est le contraire de savoir. Quand on sait, on n’a pas besoin de croire. Quand on croit, on n’a pas besoin de savoir.
Ce qu’on appelle idéologie, c’est une chose assez vague qui tient compte, un petit peu, de certaines données. Et qui est, peut-être, de ce fait encore plus dangereux. Parce qu’une idéologie, ce n’est pas une réalité. Quand on veut changer le monde au nom d’une idéologie, on ne sait absolument où on va. On arrive toujours à faire des catastrophes.
Jacques CHANCEL : Vous parlez un instant de l’Afghanistan, êtes-vous surpris par ce qui s’y passe, ou comme certains pensez-vous que les choses étaient prévues depuis longtemps. Cela devait arriver et que c’est peut-être le commencement d’autres choses ?
Alain DANIÉLOU : Certainement, c’est la suite. L’Iran, c’est le même processus. Moi, je connais très bien Afghanistan. L’ancien roi était un de mes amis d’enfance. Il vit maintenant à Rome. Lui, il n’a aucun problème. Il est certain qu’on s’est très habilement organisé.
On a fait d’abord une révolution de palais pour déstabiliser. Ensuite, une première révolution où on a tué le cousin du roi. Ensuite, une deuxième révolution. Finalement, on a créé un tel désordre, comme on le fait en Iran, pour que la puissance voisine arrive presque comme pour établir l’ordre. Mais tout cela est très bien organisé, il n’y a pas de doute.
Jacques CHANCEL : Là, l’islam a quand même une responsabilité. Tout à l’heure, vous parlez de l’Occident, ce sont des pays qui bougent, qui bougent d’eux-mêmes.
Alain DANIÉLOU : Attention, l’islam c’est après le christianisme, ce qu’il y a de pire !
Jacques CHANCEL : Vous avez une certaine intolérance quand même. Vous ne reconnaissez pas le christianisme, vous ne reconnaissez pas le judaïsme.
Alain DANIÉLOU : Je ne reconnais pas le monothéisme. Je pense que toutes ces religions sont toujours des religions construites avec un but de domination. Les gens inventent un monsieur qui habite quelque part, et déclarent qu’ils reçoivent de lui un message personnel par téléphone direct. Selon ce message, on doit faire comme-ci, on doit faire comme cela. On veut gouverner le monde, on doit faire fléchir ceux qui ne sont pas avec vous. Cela n’a à rien avoir au fond avec la religion. Le monothéisme est une anti-religion.
Jacques CHANCEL : J’ai été passionné par votre aventure, le dernier aventure de ce livre Shiva et Dionysos. Je m’aperçois, et je fais personnellement une découverte parce que vous estimez que les rites et les croyances du monde occidental ancien sont très proches du shivaïsme.
Alain DANIÉLOU : Ils sont identiques.
Jacques CHANCEL : Il faudrait peut-être d’abord savoir comment on peut raconter Shiva et Dionysos.
Alain DANIÉLOU : Avant les invasions ariennes il y avait une très grande civilisation qui allait de Indus jusqu’à l’extrême Occident, jusqu’au Mégalithes etc. Donc, on savait très peu de choses.
Au début de ce siècle, on a commencé à retrouver quelque chose quand on a découvert la Crète qui appartient à cette époque. Puis Santorin qui est venu un peu après. On avait sur les survivances de cette civilisation que nous ne connaissions qu’à travers les Grecs, ou les Latins à travers les Étrusques. On savait assez peu de choses, plutôt des critiques, plutôt des gens qui décrivaient ces rites en disant : « il se passe des choses, mais on ne sait pas comment cela se passe. »
Moi, je trouvais toujours les mêmes symboles, les mêmes cultes, les mêmes noms transposés. Ici, on me disait : « mais on ne sait pas ce qui se passait dans les rites dionysiaques. » Je n’ai qu’à dire la description des rites shivaïtes dans les Purana. Je pourrais vous dire exactement mot pour mot ce qui se passait.
Le rapprochement me paraissait une telle évidence que je pense qu’on ne peut pas le contester.
Jacques CHANCEL : Non, vous avez quand même un sens de la recherche et de la découverte. Vous parlez du sanscrit. Vous avez quand même des textes très riches et très nourris. Vous en savez plus que les autres, vous êtes peut-être un privilégié. Les autres peut-être ne peuvent pas comprendre comment vous avez marché sur cette voie royale.
Alain DANIÉLOU : C’est quelque chose qui me surprend parce qu’en somme la France a des institutions sanscrites, des institutions d’indologie, d’indianisme. On dirait qu’on va les trouver dans nos langues au moins, des traductions des textes essentiels. Pas du tout ! Vous avez des messieurs et des femmes bien intentionnés qui foncent sur un petit point de grammaire dans le rite Veda. Une belle petite étude et qu’on publie très scientifiquement. Mais aucun texte n’est accessible.
Or, tout de même pour nous, les textes grecs sont pratiquement tous accessibles. Il y en a plus en anglais qu’en français fort heureusement. Mais les textes hindous rien.
Il y a cette très belle explication, ce joli récit qui pourrait être comme le commencement d’une nouvelle, c’est l’histoire du mendiant nu qui traverse l’espace, les forêts et les plaines. Il tient dans ses mains le centre de son corps, c’est l’arbre mystérieux qui plonge ses racines dans son ventre. Dont la semence donne couleur et parfum à la nature. Cet ermite, c’est Shiva dans l’Orient ancien, mais c’est aussi Dionysos au rivage de la Méditerranée. C’est le même personnage.
Jacques CHANCEL : Personnage mythique pour vous ? Est-ce qu’on peut dire que Jésus est un personnage mythique ?
Alain DANIÉLOU : Non.
Jacques CHANCEL : Si. Il existe.
Alain DANIÉLOU : Oui. Mais rien de ce que nous savons de Jésus ne lui est exclusif. Ce n’était pas Jésus qui a changé l’eau en vin. Ce n’était pas Jésus qui est né dans une caverne. Ce n’était pas Jésus qui était entouré d’un bœuf, et d’un âne. Ce n’était pas Jésus qui avait attiré les rois mages.
Jacques CHANCEL : Si, peut-être.
Alain DANIÉLOU : Mais, c’étaient les symboles qui existent pour les dieux depuis toujours. À ce moment-là, vous me direz : est-ce que c’est mythique ou est-ce que ce n’est pas mythique ?
Jacques CHANCEL : Est-ce qu’il est important de le savoir, d’abord ?
Alain DANIÉLOU : Je ne crois pas ! Je crois que quand on veut justement prendre pour historique, comme nous le faisons, un personnage comme celui de Jésus, on nie en fait sa divinité. Je crois que pour Shiva, c’est la même chose. Que ce personnage puisse être, et à la fois ne pas être. Il est à la fois Dieu, et à la fois homme. Il apparait dans un monde, ou dans un autre avec les mêmes attributs, avec les mêmes caractéristiques.
Jacques CHANCEL : Votre découverte, Alain Daniélou, les sources religieuses de l’Europe sont les mêmes que celle de l’Inde, tout cela, vous ne pouvez pas le savoir lorsque chrétien, ou catholique vous êtes partis là-bas. Nous ne savons tout cela que depuis très peu de temps. Puisque nous n’avons perdu la trace qu’à une époque relativement récente.
Alain DANIÉLOU : Oui ! Je ne pense pas, par exemple, que j’aurais pu faire les rapprochements, que je peux faire entre le Shivaïsme et le Dionysisme en partant de donnée occidentale. Ce qu’il y a que, je suis plongé dans un monde où ceci est tout à fait vivant. Et quand je viens dans le monde occidental, tout d’un coup, je dis : « mais, ce carnaval, mais naturellement c’est la fête du printemps. On a des cortèges, on a des masques, on se jette des confettis, naturellement, c’est normal ! » Et si je parlais du carnaval, je ne retrouve pas la fête du printemps.
Et pour tous les symboles, pour tous les rites. C’est une surprise, ce qui m’a conduit d’ailleurs à faire ce rapprochement, à faire ce rapprochement entre Shiva et Dionysos. Parce qu’à chaque instant, je rencontre des rites qui me sont familiers, et dont les gens ici ne comprennent pas le sens.
Jacques CHANCEL : Vous avez vécu, une vingtaine d’années, dans le monde traditionnel hindou, de quoi vous y êtes-vous enrichie ? Vous qui n’êtes plus tellement occidentale.
Alain DANIÉLOU : De tout ce que je sais, de toute ma façon de penser, de toute ma façon d’être.
Jacques CHANCEL : Donc, vous êtes né 2 fois ? Vous êtes né, une première fois, aux environs de 1907, il n’y a pas eu de coquetterie chez vous. Vous avouez que vous avez 73 ans. Vous avez dû naître une deuxième fois aux environs de 1935, lorsque vous avez découvert cette nouvelle civilisation ou ce Nouveau Monde. Vous avez cette fois-ci 43 ans, 44 ans aux environs.
Alain DANIÉLOU : Oui, certainement.
Jacques CHANCEL : C’est quand même une façon de reconnaître la jeunesse, et peut-être, de s’inventer jeune.
Alain DANIÉLOU : Je pense, c’est le même cas d’ailleurs. Je pense qu’un enfant noir né en République centre africain, dans un village, et qui a été transposé dans une université parisienne apprend une nouvelle civilisation. Que cela lui soit utile ou pas, cela est une autre question. Mais il devient complètement une autre personne.
Jacques CHANCEL : Moi, ce qui me fait un peu peur c’est lorsqu’on dit par exemple : « que les hommes font partie toujours du détail des dieux ».
Alain DANIÉLOU : Mais, cela c’est une idée en ce sens que : « oui, pourquoi est-ce que les Dieux ont créé des hommes si ce n’est pas pour s’amuser, si ce n’est pas jouer avec ? ».
Jacques CHANCEL : Vous êtes très occupé de ce qui s’est passé autrefois. Vous êtes très attendri par ces religions que vous avez su découvrir. Il y à la fois Shiva et Dionysos. Mais, seriez peut-être tenté aussi de sacrifier. Vous serez peut-être même attentive au sacrifice humain. Parce que ce sont également, c’est le fait de ces religions-là. Vous allez jusque-là.
Alain DANIÉLOU : Certainement ?
Jacques CHANCEL : Quoi ?
Alain DANIÉLOU : Qu’est-ce que vous préférez ? Les hécatombes de nos guerres, les hécatombes de nos bombes atomiques. Ce ne sont pas des sacrifices ?
Jacques CHANCEL : Non !
Alain DANIÉLOU : Eh bien, si vous considérez qu’il faut offrir les prémices de ce que vous dévorez aux dieux pour éviter les catastrophes, à ce moment-là, le sacrifice humain même devient une nécessité.
Et vous vivez dans une religion, où vous dévorez de sacrifice humain. Qu’est-ce que c’est que le Christ ? Vous mangez sa chair, vous buvez son sang. Vous dites : « c’est symbolique ». Mais il est mort quand même. Et au fond, la notion du sacrifice humain, je crois, est très profonde.
Parmi les efforts de l’homme, pour amadouer, en quelque sorte la divinité. En tout cas, c’est tout à fait logique.
Jacques CHANCEL : Mais, il y a eu récemment des exemples. Il y a eu en Afrique et au Brésil, des lois datées de six mois, des sacrifices humains. On a tué des enfants, vous reconnaissez cela comme vraiment l’appel d’une divinité ?
Alain DANIÉLOU : C’est très difficile de juger. Moi, j’aimerais mieux que cela ne passe pas comme cela. J’aimerais ne pas y participer. Mais, il faudrait voir, il faudrait savoir, quel est le destin de l’homme. Quelles sont les monstruosités qui nous menacent ? Est-ce qu’il y a des moyens d’éviter certaines choses ? Qu’est-ce que c’est que les Dieux ? Nous n’en savons rien. Les forces qui nous gouvernent, qui nous poussent à nous entretuer. Nous ne savons pas ce que c’est. Et, ce n’est pas en voulant les ignorer que nous aurons nécessairement un destin meilleur.
Jacques CHANCEL : Une chose est exacte, Alain Daniélou, c’est qu’il n’y a jamais eu autant de sacrifice humain. Autant qu’aujourd’hui.
Alain DANIÉLOU : Oui ! Que, depuis qu’on les a supprimés.
Jacques CHANCEL : Alors, quel est le rôle véritable de l’homme ? Parce que vous êtes quand même en marge. Je dirais plus qu’en marge, vous êtes en marche. Vous avez la chance, parce qu’il est difficile quand même à l’homme d’atteindre la sagesse, d’atteindre le savoir, d’atteindre la connaissance.
Alain DANIÉLOU : C’est sûr qu’on n’y atteint jamais. On essaye de s’orienter un tout petit peu vers une certaine connaissance. On cherche, mais, comme l’exprime même le mot de Upanishad : « c’est une approche, on n’atteint jamais la sagesse, on n’atteint jamais la connaissance, on cherche à s’en approcher ».
Jacques CHANCEL : Upanishad ce sont de vieux textes.
Alain DANIÉLOU : Oui.
Jacques CHANCEL : Qui connait les vieux textes ?
Alain DANIÉLOU : Pourquoi ? Cela paraît absurde, qu’on ne les connaît pas. Les Upanishad sont des textes philosophiques absolument merveilleux, et il paraît absurde qu’on ose dire qu’on a une certaine culture et ne pas connaître les Upanishad. C’est vraiment que notre système est très mal organisé.
Jacques CHANCEL : Oui, il est très mal organisé, parce qu’il y a tout le reste. Et l’homme est obligé à l’obligation de se défendre.
On parlait tout à l’heure du progrès, vous voudriez que l’on oublie tout ce qui est le confort d’aujourd’hui ? Mais, les gens ne le veulent pas.
Alain DANIÉLOU : Oui. Mais, tout dépend le prix qu’on doit payer. Et, je ne suis pas sûr, il faut voir, les gens d’une classe privilégiée qui se sont habitués à certains conforts, naturellement, n’aiment pas le perdre. Comme le Roi, qui est habitué à avoir un harem de 300 femmes n’aime pas non plus qu’on exige la monogamie. Mais, cela ne veut pas dire que, la plus grande partie de l’humanité profite de ces avantages. Non plus qu’ils ont en besoin. Et non plus, qu’ils le désirent. Non plus, qu’elles soient désirables.
Il faudrait savoir se limiter. J’ai quand même vécu depuis le début de l’âge de l’automobile et des électricités, pratiquement. Et je sais très bien qu’on vivait tout aussi confortablement, et personne n’avait de problèmes, dans une époque où on n’avait pas tous ces avantages. Et on se demande toujours, est-ce que le prix qu’on paie vaut la peine ?
Jacques CHANCEL : Nous sommes donc, tous un peu fou. La société nous rend fou. C’est la civilisation, ou c’est le Siècle ?
Alain DANIÉLOU : Oui, c’est une espèce d’accélération. Ce que les hindoues ont toujours considéré, non seulement les hindoues, mais, tous les prophètes de toutes les religions, comme l’approche d’une catastrophe, presque finale. Nous courrons à une vitesse accélérée, dans un désordre total, et irresponsabilité extraordinaire. On nous donne des petits gadgets pour nous amuser, comme on le donne aux enfants, pour nous détourner des problèmes véritables, mais je pense que nous vivons une époque extrêmement dangereuse.
Jacques CHANCEL : Cette aventure spirituelle qui est la vôtre, Alain Daniélou, vous a-t-elle donné la sérénité ?
Alain DANIÉLOU : Dans une très grande mesure, je n’ai pas de problème, quelqu’un qui vit : « extrêmement heureux et extrêmement confiant ? ». Vraiment admiratif de la beauté du monde, et, reconnaissant aux dieux de tout ce qu’ils me donnent. Et, je ne vois pas pourquoi j’aurais besoin de problème.
Jacques CHANCEL : Alors, il y a ceux qui pourraient être vos adeptes. Vous, qui êtes l’adepte de vos Dieux. Je crois que ces adeptes peuvent se trouver dans la jeunesse, c’est-à-dire dans les moins de 30 ans. Il y a une très mauvaise période, paraît-il disent les philosophes et les sages, ce sont ceux qui vont de 30 à 50 ans. C’est la période, paraît-il, la grande traversée du désert. Alors, que les jeunes sont passionnés par tout ce qui arrive et de tout ce qui se passe.
Alain DANIÉLOU : Oui, et aussi alors, les jeunes sont beaucoup moins attachés à la valeur matérielle.
Jacques CHANCEL : Et de moins en moins attachés…
Alain DANIÉLOU : De moins en moins attachés. D’ailleurs, avec raison, parce que ces valeurs deviennent de plus en plus instables. Mais, il y a toutes sortes de mouvements, disons, écologiques, naturistes, des gens, qui refusent tous les soi-disant avantages de la civilisation, pour essayer de retrouver une vie plus proche de la réalité. Plus proche de la nature, plus proche en somme peut-être du bonheur.
Jacques CHANCEL : Vous ne m’avez pas répondu tout à l’heure Alain Daniélou, lorsque je vous ai demandé quel était le rôle véritable de l’homme, en cette fin du vingtième siècle ?
Alain DANIÉLOU : Eh bien, à toutes les époques, si nous tournons un peu peut-être vers des conceptions philosophiques.
Pour les hindous, l’homme est un témoin. Une création n’existe pas s’il n’y a pas des espèces de gens pour la regarder. Or les Dieux ont besoin d’avoir des témoins, donc ils ont inventé ces espèces de petites entités, ces espèces de petites télévisions, disons, que sont les hommes. Et, qui voient le monde sous un certain aspect, et lui donnent une apparente réalité.
Ils ont un rôle, de même que toutes les autres espèces. Ce n’est pas un rôle particulier à l’homme. Quel rôle de plus, voulez-vous qu’ils aient ? Parce que les hommes, une fois qu’ils auront profité de la vie, qu’ils auront admiré les fleurs ; il fallait bien que quelqu’un respire leur parfum, il fallait que quelqu’un voie le miroitement de l’eau, il fallait que quelqu’un sente l’âme des forêts pour que ces choses existent.
Une fois qu’il a accompli ce rôle, il disparaît. Il est remplacé par d’autres témoins qui jouent le même rôle. C’est un rôle merveilleux, très amusant. Nous sommes en quelque sorte des délégués, des dieux délégués.
Jacques CHANCEL : Il faut échapper à l’esclavage du monde naturel ?
Alain DANIÉLOU : Non, comment est-ce qu’on peut échapper à quelque chose dont on fait partie ?
Jacques CHANCEL : Et pourtant vous, vous avez fui !
Alain DANIÉLOU : Le monde naturel !
Jacques CHANCEL : Non, le monde tout court. Le monde naturel vous y êtes revenu !
Alain DANIÉLOU : J’ai fui une société, profondément antinaturel, sur tous les plans.
Jacques CHANCEL : Et elle l’est de plus en plus à votre avis ?
Alain DANIÉLOU : Cela, je ne me rends pas compte, si cela empire vraiment, je ne suis pas sûr. On a quelquefois des sentiments contraires, il y a certaines améliorations, il y a des ouvertures d’esprit, etc. Puis on a tout d’un coup des sueurs froides quand le Pape reprend l’inquisition. On veut régler la vie sexuelle des gens, on veut empêcher au théologien de réfléchir intelligemment. On va dans la mauvaise direction.
Et puis à un autre moment, on repart dans une meilleure. Vous avez des esprits admirables, qui, au contraire, réfléchissent profondément aux choses.
Jacques CHANCEL : C’est vrai que, l’église à fait quand même quelques erreurs. Il fut un moment, il est même encore le temps où l’on refusait les mystiques et les savants.
Alain DANIÉLOU : Bien sûr ! Ce sont des systèmes tyranniques à certains moments effrayants. Les génocides qui ont été commis au nom de l’église sont des choses effroyables. Mais pour moi, l’église telle quelle est n’a rien avoir avec la religion. C’est un système, je vais dire exactement comme le communisme. Une espèce de façon de dominer, en promettant Dieu sait quoi, un bonheur ici ou là, dans un futur indéterminé aux pauvres gens qui ne peuvent pas lui échapper.
Jacques CHANCEL : Êtes-vous de ceux qui croient avoir raison ?
Alain DANIÉLOU : Je ne crois pas avoir raison, je cherche à comprendre la réalité, dans ce sens-là. Oui, je suis plus ou moins dans la bonne voie ; que j’ai eu la chance de rencontrer un enseignement, des connaissances, une approche, une philosophie, qui me semble beaucoup plus proche du réel.
Jacques CHANCEL : Vous avez l’impression d’avoir rejoint, par exemple, les yogis. C’est à dire, d’avoir comme eux des pouvoirs magiques ?
Alain DANIÉLOU : Nous avons tous des pouvoirs magiques, si nous savons les utiliser. Le Yoga, ce n’est rien d’extraordinaire. C’est une façon de connaître et d’exploiter les pouvoirs latents dans l’homme, ils sont immenses. C’est une technique. Cela ne consiste pas à faire de la gymnastique et de la méditation transcendantale. C’est une technique très difficile, mais, qui nous permet de développer certaines de nos facultés.
Jacques CHANCEL : Dans cette aventure ; la musique, a-t-elle été pour vous une aide considérable ? Parce que vous êtes resté musicien ? Vous êtes resté musicologue ? Vous vous occupez ? Même, on ne l’a pas dit tout à l’heure, mais, vous êtes à l’origine, je crois, d’un nouvel instrument de musique ?
Parfois, je demande au musicien, combien de fois ai-je demandé, à Rubinstein ou à Minuine et à tant d’autres, ou même à Étienne Vatelot le luthier. Est-ce qu’il y a, aujourd’hui, un autre instrument, un instrument tout à fait nouveau ? A-t-on inventé un instrument ? Et vous, vous venez d’en inventer un.
Alain DANIÉLOU : Ah, oui, cela c’est un instrument qui vient justement… Vous avez la première de cela, parce que depuis 15 ans qu’on essaye de le faire, il vient d’être finalement réalisé par Kudelski, le fameux électronicien qui fait le Nagra. C’est un instrument construit sur les principes que j’avais exposés dans ma sémantique musicale. Qui est basé sur l’effet psychologique de certains rapports numériques.
Jacques CHANCEL : Mais d’abord, l’instrument c’est un clavier ?
Alain DANIÉLOU : C’est un clavier, mais qui a 52 sons dans l’octave. Et qui ne sont pas des sons quelconques, qui sont des sons qui correspondent à des rapports tout à fait déterminés. D’ailleurs, nous connaissions l’existence de ces rapports, parce que les turiciens grecs les avaient étudiés comme les turiciens hindous. Que certains rapports de fréquence, certains rapports numériques ont une action psychologique précise. Qu’il y a des intervalles qui nous rendent tristes, et il y en a d’autres qui nous rendent gaies. C’est d’ailleurs pour cela, que même dans l’église autrefois on interdisait certains intervalles, on parlait du diabolous musical, diable dans la musique pour les cartes augmentées, etc.
Pour avoir cet effet, et pouvoir le reconnaître, il faut que ces intervalles soient très précis. Ils correspondent, je crois, à des codes de transmission de l’oreille au cerveau. De même que sur un téléphone on peut avoir plusieurs personnes qui parlent à la fois à condition que cela se passe sur un même code. Il y a certains codes numériques qui atteignent certaines régions de notre sensibilité.
Jacques CHANCEL : Mais alors, il faudrait composer des œuvres pour cet instrument.
Alain DANIÉLOU : J’ai déjà plusieurs compositeurs qui sont intéressés, et qui voudraient composer pour cela. Et aussi, tout d’un coup, on comprend tout de suite. Par exemple, pour la musique indienne, ou quand moi j’ai étudié, on me disait : « c’est le ti bémol qui est triste dans celui-là, non c’est celui qui est gai dans celui-là. » Il fallait mesurer la différence. Alors, sur cet instrument, vous avez cela tout de suite, et les musiciens sont sidérés.
Jacques CHANCEL : Et cet instrument pourrait-il s’incorporer, s’intégrer à un orchestre symphonique ?
Alain DANIÉLOU : Bien sûr ! Il devrait devenir la base de tout orchestre.
Jacques CHANCEL : Parce que c’est vous, qui l’avez inventé alors ?
Alain DANIÉLOU : Oui, moi complètement ! Oui, pas la partie électronique, il fallait des gens très calés. Mais toute la partie théorique, bien sûr c’est moi qui l’ai inventé.
Jacques CHANCEL : Alors, nous avons parlé de différentes reprises de cette musique indienne. Moi, personnellement, je connais Ravishankar. Parfois, j’ai quelque scrupule, parce que lorsqu’on le voit jouer surtout à la télévision et même à la radio, on le fait jouer dans une espace qui dure 3 minutes, 5 minutes ; alors qu’il leur faut je dirais presque des heures pour s’installer.
Alain DANIÉLOU : Oui certainement ! Vous savez la musique que l’on appelle modal, qui était la musique des Grecs, qui est celle des Arabes ou celles des hindoues. C’est très différent d’une musique mélodique ou harmonique.
C’est une espèce de structure intérieure, sur laquelle on médite, et sur laquelle on se promène. Et l’attitude du musicien, c’est complètement différent, moi qui joue, assez bien d’ailleurs la musique indienne, c’est une expérience, qui se rapproche un peu d’une expérience mystique. Dans le sens où on s’intègre à une échelle sonore, qui représente un aspect du monde, un aspect de la sensibilité. On se promène sur cette structure, comme on se promène dans un paysage merveilleux. On s’y intègre. Cela finit par vous saisir très profondément. Si un grand musicien peut l’exprimer, l’effet est le même sur son public. Si vous avez un grand musicien dans l’Inde qui a fait une exécution prodigieuse d’Aragua.
Jacques CHANCEL : Qu’est-ce qu’un Aragua ?
Alain DANIÉLOU : Aragua, justement, c’est une échelle sonore, c’est un mode.
Jacques CHANCEL : On pourrait peut-être donner alors un exemple. Par exemple là, un Ashok Roi. J’ai bien prononcé, cela veut quoi ?
Alain DANIÉLOU : Ashok Roi c’est le nom d’un monsieur. Ashok cela veut dire « celui qui n’a pas de chagrin », et Roi c’est un nom de caste bengalais.
Jacques CHANCEL : C’est un bon exemple ?
Alain DANIÉLOU : Oui ! C’est un bon exemple.
Jacques CHANCEL : Alors, nous allons écouter.
<MUSIQUE>
Jacques CHANCEL : Je crois que le rêve pour tout homme c’est surtout de pénétrer dans un monde inconnu, c’est de s’adapter à une nouvelle manière de penser. Et je crois Alain Daniélou que vous avez eu, vous, de la chance, parce que vous vous êtes promené à travers le monde. Vous avez découvert des gens et des religions. Vous avez essayé toujours à savoir un peu plus. C’est-à-dire, de ne pas se sacrifier aux habitudes. Alors que reste-t-il de tous ces voyages ? Car la première fois où vous étiez allé en Inde c’était en quelle année ?
Alain DANIÉLOU : En 32.
Jacques CHANCEL : 32.
Alain DANIÉLOU : Oui ! Cela fait déjà un petit bout de temps.
Jacques CHANCEL : Et c’est drôle, vous n’avez pas envie d’y revenir aujourd’hui ?
Alain DANIÉLOU : Non ! Parce que, ce serait très difficile pour moi. Avec tout ce modernisme qui a conquis les grands centres, qu’il faudrait traverser et puis me retrouver dans le monde traditionnel. Mais, il faut un certain pour s’y remettre. Je ne peux pas me permettre de rencontrer ces gens, en portant ces vêtements, en n’ayant pas pris mon bain rituel dans le Gange, en n’ayant pas changé mon alimentation, en portant des vêtements avec des coutures, c’est épouvantable.
Jacques CHANCEL : Ils s’habillaient comment là-bas ?
Alain DANIÉLOU : Comme un hindou ordinaire, et personne ne croyaient que j’étais étranger. Comme je parle hindi sans accent. J’avais ma longue mèche de cheveux, qui pendait ? Et, comme je disais aux gens que j’étais français, il croyait que je me moquais d’eux.
Jacques CHANCEL : Il y a d’autres pays qui vous séduisent autant que l’Inde ?
Alain DANIÉLOU : J’ai un peu été partout, avant de me fixer. Après mon premier contact avec l’Inde, j’ai été en Chine, j’ai été au Japon, j’ai été en Indonésie, j’ai été au Cambodge, j’ai été un peu partout. Pour moi, l’Inde, c’est absolument différent. Justement, parce que dans l’Inde, il y a tous.
Il y a des gens, des religions, de la préhistoire sont encore là. Vous avez encore des gens qui construisent des bateaux, qui ne savent pas l’usage des métaux, qui refusent l’agriculture, vous avez toutes ces choses. Et aussi tous les peuples qui ont été persécutés ailleurs et qui se sont réfugiés là. Les premiers chrétiens, les plus anciens juifs, tout le monde est dans l’Inde, les Tarcis. Et puis, c’est une civilisation prodigieuse, la seule des grandes civilisations du monde antique qui a survécu.
Jacques CHANCEL : Vous aviez là-bas une discipline alimentaire, l’avez-vous conservée à Rome ? Puisque vous vous êtes installé en Italie maintenant, mangiez-vous comme vous mangiez… ?
Alain DANIÉLOU : Non !
Jacques CHANCEL : Vous êtes revenus au monde occidental.
Alain DANIÉLOU : Vous savez, il y a une chose : « on ne peut vivre, il ne faut jamais être entre deux chefs », « il ne faut jamais faire une synthèse ». Je sais, car pour moi-même quand je pense en hindi, je ne pense pas, comme je pense en français. Et je n’essaye surtout pas de mélanger les deux. Je crois que cela c’est très dangereux. Il faut choisir.
Quand on vit dans une civilisation, il faut en supporter et comprendre les habitudes. C’est complètement ridicule, si je vais me promener, me déguiser en moine indien, et me promener dans les rues de Paris, c’est complètement ridicule, et cela ne sert à rien.
Jacques CHANCEL : J’ai cru comprendre, tout à l’heure, Alain Daniélou que nous allions vers notre perte, alors que doit-on faire pour notre survie ? Il y a des recettes ?
Alain DANIÉLOU : C’est très difficile, il faudrait de nouveau recréer le respect du monde naturel, et un amour véritable de la nature et de la vie. Il faudrait changer toute notre attitude occidentale exclusive, égoïste, antinaturelle. Des gens pour qui la religion devient une question de savoir : « comment on fait l’amour, on ne fait pas l’amour ». Des choses idiotes. Et revenir à une recherche d’autres valeurs. Et appliquer alors à ce moment-là des choses, des lois raisonnables. De penser que, dans l’extension démographique du monde, vous avez des gens qui se permettent de dire qu’on n’a pas le droit de faire la contraception ou des choses comme cela. C’est monstrueux.
Et nous vivons toutes dans tout un monde où toutes les valeurs sont tellement fausses. Il suffirait de revenir à la raison, et même d’envisager les problèmes pour ceux qu’ils sont. De retrouver la place de l’homme dans le monde, est-ce que c’est impossible ? Je ne sais pas !
Jacques CHANCEL : Mais l’important pour chaque homme, pour chaque femme ce ne seraient pas de naître une seconde fois. C’est merveilleux quand même de s’inventer une autre raison d’aller, de marcher.
Alain DANIÉLOU : Oui ! C’est merveilleux, c’est…
Jacques CHANCEL : Même, changez de métier. Parce que…
Alain DANIÉLOU : Ah oui !
Jacques CHANCEL : vous avez vous la chance d’aller ailleurs. Mais, je veux dire changer de métier, faire tout à fait d’autres choses. Le monde ne vous permet pas.
Alain DANIÉLOU : Par exemple, tous les vrais métiers sont des métiers artisanaux, et dans notre civilisation, on fait tout pour empêcher des gens d’avoir un vrai métier. De façon à avoir des esclaves dans des usines. C’est tout de même effrayant. Tous les États, tous les gouvernements qu’ils soient de droite, de gauche ou milieu ont la même politique. Ce qui est inquiétant, c’est ce qui est probablement dans l’ordre des choses, c’est qu’on pourra recommencer quelque chose de propre qu’après les hécatombes.
Jacques CHANCEL : Alain Daniélou, vous n’êtes pas particulièrement optimiste. Vous avez assuré la traduction des inquiétudes. C’est l’âge moderne, et là c’est terrible, parce qu’il y est dit que : « Les hommes s’entretueront et l’anarchie sera complète ». On parle d’aujourd’hui, je répète « Les hommes s’entretueront et l’anarchie sera complète, la peur régnera partout, chacun se méfiera de l’autre et là il y aura de rares survivants. Mais ces survivants dans leurs désespoirs commenceront à fléchir, et c’est alors que soudainement, apparaîtra le nouvel âge d’or ».
Alain DANIÉLOU : Espérons que cette phase ne se passera pas pour très bientôt, parce que ce serait un mauvais moment à passer.
Jacques CHANCEL : Merci, Alain Daniélou, il nous reste l’espoir quand même. Il nous reste de penser que nous pourrions être les derniers survivants.
Alain DANIÉLOU : Bien sûr ! Et c’est pourquoi il faut, tout de même justement peut-être, s’intéresser à aider les autres. Il faut rechercher l’amour, le plaisir, la joie. À ce moment-là, on a des chances.
Jacques CHANCEL : L’amour, le plaisir, la joie. Merci Alain Daniélou. Je vous rappelle le titre de ce livre qui parait chez Fayard, Shiva et Dionysos. Puis, peut-être retiendra-t-on sans doute d’ailleurs les conseils que vous venez de nous donner.