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PRÉSENTATION

Dans une interview intitulée « Petit déjeuner », Alain Daniélou est invité par la Radio Suisse Romande à s’exprimer sur son parcours, sa vie, ses choix et son œuvre. François Mauriac écrivait en 1960 dans sa chronique : « Voici Alain Daniélou, auteur du polythéisme hindou, frère du père Jean Daniélou, fils de Mme Daniélou qui fut presque une fondatrice d’ordre et peut-être une sainte. Je finis par retrouver sur cette figure curieusement ‘asiatisée’ quelques traits qui rappellent ses origines. Il traite de la religion hindoue en savant, du ton le plus objectif, sans aucune ferveur apparente. Quel mystère qu’une famille ! J’ai écrit autrefois Le Mystère Frontenac. Qui écrira le mystère Daniélou ? »
C’est sur ce mystère que se penche Patrick Ferla dans un entretien cordial et informel où la parole est laissée très libre. Les lieux de vie de Daniélou y tiennent une grande place, le palais de Rewa Khoti, le Labyrinthe, sa demeure de Zagarolo près de Rome, mais aussi sa maison d’enfance à Locronan, en Bretagne et la ville de Lausanne. À travers des souvenirs liés à ces lieux, c’est un parcours qui nous est offert, au gré des questions du journaliste et des réponses d’Alain Daniélou ; au-delà des évocations en apparence anecdotiques, se tisse un véritable chemin, celui du labyrinthe de ce penseur à l’œuvre multiforme.

Alain Daniélou, Zagarolo, 1985. Photo : Jacques Cloarec.Alain Daniélou, Zagarolo, 1985.
Photo : Jacques Cloarec.

TRANSCRIPTION

PATRICK FERLA : 9H05 30 secondes sur La Première. Très heureux de commencer cette 10ème semaine de l’année avec vous, ce lundi matin sur l’antenne de 5 sur 5, et naturellement du Petit-déjeuner de 9 à 10. Petit-déjeuner que nous allons partager avec vous ce matin, bienvenue, merci de nous avoir rejoints. Vous êtes donc à Lausanne ce matin, mais samedi encore, vous étiez à Rome, sauf erreur de ma part. Quel temps est-ce qu’il fait à Rome ces jours-ci ?

ALAIN DANIÉLOU : Il pleuvait d’une façon effroyable. Et à part ça, Rome est toujours plutôt agréable. Enfin, il faisait relativement doux.

PATRICK FERLA : Je crois qu’y a quinzaine de jours, vous avez, vous aussi, eu un petit peu le paysage qu’on découvre ce matin à travers les fenêtres de ce studio, c’est-à-dire la neige.

ALAIN DANIÉLOU : Oui, une très belle neige, puisque j’habite dans les collines, pas loin de Rome. Et nous avons eu beaucoup de neige, on a été même bloqués pendant quelques jours. Et c’était très joli. Moi, qui à l’occasion, fais des aquarelles, je me suis précipité à faire quelques jolis dessins d’arbres sous la neige.

PATRICK FERLA : Alors, vous habitez non loin de Rome, je crois dans un village qui est un petit peu particulier. Ce village s’appelle Zagarolo, ça n’est pas sa particularité. C’est que l’on raconte que ce site a été construit un jour sur un labyrinthe.

ALAIN DANIÉLOU : La colline sur laquelle j’habite s’appelle « Le Labyrinthe ». Et la légende veut… C’est juste en-dessous du Temple étrusque qui était le grand Temple étrusque de la déesse, qui est à Prenesta, aujourd’hui Prenestina. Et la légende veut qu’il y avait un labyrinthe et qu’Enée, quand il est venu de Troyes, s’est arrêté dans le labyrinthe avant de monter payer ses respects à la déesse dans sa grotte de Prenesta. Donc, on supposait que… Mais d’ailleurs, moi qui crois un peu aux endroits, c’est un endroit qui a un magnétisme très particulier. D’ailleurs, la maison que j’habite est… on y trouve des tas de débris, de colonnes, d’architraves dans le terrain, etc. Il y a donc eu quelque chose. Et elle est orientée exactement comme le Temple de Delphes sur le solstice d’été, qui traverse toute la maison à travers un petit trou – c’est très curieux – qu’il y a toujours dans le mur.

PATRICK FERLA : Alors à propos des endroits, vous avez fait à plusieurs reprises le tour du monde. Nous en reparlerons sans doute d’ici A tout à l’heure 10 heures. Est-il une ville, un village, un lieu particulier que vous n’avez, depuis, jamais oublié.

ALAIN DANIÉLOU : Bien, écoutez, en tout cas, moi j’ai habité à Bénarès pendant presque 25 ans, et évidemment, ça a été pour moi un endroit unique et prodigieux, merveilleux. Et y a bien sûr quelques autres endroits, mais tout de même, je crois, pour moi c’est… D’ailleurs, c’est pour ça que j’y suis resté.

PATRICK FERLA : Alors, sur la carte du cœur ce matin Bénarès. Vous connaissez bien la Suisse romande, également Lausanne notamment, Fribourg aussi. Vous avez un souvenir plutôt glacial de Fribourg. Une nuit de Noël avec un ami, vous vous êtes rendus pour la messe de minuit à Fribourg dans une voiture qui était découverte.

ALAIN DANIÉLOU : Oui. Oui. Vous savez, à ce moment-là, moi j’étais un français innocent et je n’avais pas idée de la résistance que pouvait avoir un jeune suisse qui se trouvait ici pendant l’hiver. Et oui, je suis venu, c’était autrefois, c’était en 1932 ou même 31 je crois. Et je suis venu à Lausanne très souvent à cette époque, et ensuite, oui, Lausanne a été un petit peu ma ville. J’y suis venu très, très souvent.

PATRICK FERLA : Dans quelques jours, à savoir jeudi, le musée de la photo, le musée de l’Elysée à Lausanne présente des œuvres d’un photographe lausannois qui fut votre ami, Raymond Burnier. Vous nous direz tout à l’heure, Alain Daniélou, l’homme et l’œuvre que vous avez bien connus, le temps de rappeler Alain Daniélou, que vous êtes né le 4 octobre 1907 à Neuilly-sur-Seine, que vous êtes le Français qui connaissez le mieux les Indes. Vous avez en effet vécu dans ce pays durant de très, très nombreuses années. Et l’une de vos passions, Alain Daniélou, c’est la musique, la musique hindoue. Vous fûtes par ailleurs le premier à avoir enregistré les plus anciens monuments de la musique traditionnelle de ce pays. Alors pourquoi l’Inde naturellement ? Qui êtes-vous allé chercher et qui avez-vous trouvé ? Nous en reparlerons ensemble d’ici à tout à l’heure 10 heures, mais je voudrais encore très vite ajouter, parfaitement bien sûr, que l’on vous doit un très grand nombre d’ouvrages : « Le Roman de l’Anneau », « Les Quatre Sens de la Vie », « L’Erotisme Divinisé » et puis « Une histoire de l’Inde » et en 81, « Souvenirs d’Orient et d’Occident » groupés sous le titre  : « Le Chemin du Labyrinthe » qui est paru chez Robert Laffont. Alors, en préface à cet ouvrage, Alain Daniélou, ces quelques lignes de François Mauriac, elles sont datées du 14 juillet 1960. Mauriac écrivait ceci :« Voici Alain Daniélou, auteur du Polythéisme hindou, frère du père Jean Daniélou, fils de madame Daniélou qui fût presque une fondatrice d’ordre et peut-être une sainte. Je finis par retrouver, disait-il, sur cette figure curieusement asiatisée quelques traits qui rappellent ses origines ». Il traite, il parle de vous donc, de la religion hindoue en savant, du ton le plus objectif, sans aucune ferveur apparente : « Quel mystère qu’une famille » écrivait François Mauriac, « J’ai écrit autrefois Le Mystère Frontenac, qui écrira le Mystère Daniélou ? ». Alors, de quel mystère voulait parler François Mauriac ?

ALAIN DANIÉLOU : Le contraste tout de même d’une famille… ma mère était une personne extrêmement catholique et extrêmement cultivée. Elle était la première agrégée, je crois, femme en France, et avait fondé une institution pour l’enseignement des jeunes filles à une époque où les ordres religieux étaient interdits. Donc, elle avait créé une espèce d’ordre religieux en civil et une série d’institutions qui existent toujours, qui sont les grands collèges Sainte-Marie où sont passées toutes les jeunes filles de la bonne société française. Donc, y avait ça. Y avait mon père qui était un homme politique très à gauche, anticlérical, probablement franc-maçon, et qui était un grand ami d’Aristide Briand qui a été ministre dans des tas de ministères. Donc une personnalité, en apparence, absolument contraire à celle de ma mère. Là-dessus, il tombe mon frère qui était jésuite, qui devint cardinal, qui est considéré comme un personnage assez important dans l’Eglise. Puis tout d’un coup, ce canard noir que je suis, n’est-ce pas, qui part en Orient, qui adopte la religion hindoue et qui écrit des livres… Donc, évidemment c’était une famille un peu… inhabituelle.

PATRICK FERLA : Oui, racontez-nous un peu Alain Daniélou. Vous êtes né du côté de la Bretagne ?

ALAIN DANIÉLOU : Non, mais parents, mon père était Breton.

PATRICK FERLA : Oui.

ALAIN DANIÉLOU : Il parlait breton et était député de la Bretagne, etc. Mais moi, je suis né à Paris.

PATRICK FERLA : A Paris, mais vous connaissez la Bretagne ?

ALAIN DANIÉLOU : Oui, y avait la propriété de famille qui a seulement été vendue par mes frères y a pas très longtemps. Et une belle propriété dans un très beau village en Bretagne où on allait pendant les vacances. Mais je me suis jamais vraiment intéressé à la Bretagne. C’est plus tard que j’ai réalisé qu’on avait des affinités au fond, assez profondes de caractère avec les gens d’une certaine espèce, d’une certaine région, enfin, je crois.

PATRICK FERLA : De quelle région ? D’un autre pays, d’un autre continent, par exemple ? Les affinités dont vous parlez.

ALAIN DANIÉLOU : Non, je veux dire, on a certaines affinités de caractère. Je pense malgré tout qu’un Vaudois a plus de facilité pour s’entendre avec un Vaudois qu’avec un Polonais, enfin… Mais bien qu’on arrive, mais y a quelque chose de… une espèce de facilité qu’on a, de sécurité qu’on a dans les rapports avec les gens qui sont un peu de votre sang en quelque sorte.

PATRICK FERLA : Oui, quelle odeur avaient les petits-déjeuners bretons que vous preniez lorsque vous étiez enfant durant les vacances là-bas ?

ALAIN DANIÉLOU : Ça je me rappelle pas très bien, c’était… Vous savez, à cette époque-là, les maisons étaient encore assez rustiques. Le confort était très limité. Il faut dire que c’était vraiment le début du siècle. Et… Mais enfin, c’était certainement un endroit qui avait beaucoup de charme et… En fait, je m’y plaisais assez, mais j’étais quand même un enfant assez solitaire, car j’ai toujours, depuis mon enfance, été hostile à mon milieu. Donc, j’avais mes propres fantaisies, et je vivais plus avec les fées et les génies et les esprits de la forêt qu’avec les hommes.

PATRICK FERLA : Alors, en voyageant beaucoup comme vous l’avez fait, Alain Daniélou, vous avez rencontré, un jour ou l’autre, des elfes, des fées, des esprits ?

ALAIN DANIÉLOU : Tout d’un coup, pour moi, ça a été une révélation de rencontrer tout d’un coup, en Inde, un pays où on vivait en familiarité avec les dieux, avec les esprits, avec les génies, avec les fantômes, avec toute sorte de choses, qui sont des réalités. Alors qu’ici, pour nous, c’est des choses assez abstraites ou bien assez bizarres. Ce n’est pas quelque chose de facile.

PATRICK FERLA : Oui. Alors petit garçon, vous êtes, je crois, souvent malade. Enfin, vous avez pas mal de problèmes de santé. Vous accomplissez aussi ce que vous appelez vous-même d’ailleurs, des rites un peu bizarres, vers l’âge de trois-quatre ans.

ALAIN DANIÉLOU : Oui, oui. Très curieux et… Mais j’ai toujours été rechercher une espèce de contact avec les esprits des forêts, etc. Alors quand j’étais enfant, je faisais en effet tout petit des espèces d’ermitages caché dans le bois, avec des objets bizarres.

PATRICK FERLA : Quel genre d’objets ?

ALAIN DANIÉLOU : Eh bien n’importe quoi. Y avait des cailloux, y avait aussi des images de piété, y avait des choses comme ça. Donc, quand malheureusement mes parents ont découvert ça, on a déclaré que j’étais un petit saint, etc. Et ma mère qui était très liée avec Pie X, m’a fait envoyer par le Pape une croix en or bénie, etc. Et moi, ça me plaisait pas du tout, c’était… J’en avais désacralisé mes sanctuaires. C’était une incompréhension fondamentale.

PATRICK FERLA : Ouais. Et cette croix bénie, je crois que vous l’avez vendue bien quelques années plus tard.

ALAIN DANIÉLOU : Oui, bien sûr. Vous savez, quand on a 15 ans, on vend n’importe quoi parce que… peut-être aujourd’hui les parents sont plus généreux, mais les jeunes gens ont des besoins d’argent que leurs parents ne comprennent pas. Donc à ce moment-là, on fait feu de tout bois y compris des croix bénies et d’autres choses.

PATRICK FERLA : Vous avez eu des rapports assez difficiles avec votre mère, dont vous nous dites dans ce livre qu’elle ressemblait à Silvana Mangano dans « Mort à Venise ».

ALAIN DANIÉLOU : Eh bien oui, ma mère était une femme qui avait un énorme charme, qui était extraordinairement cultivée, mais en même temps qui avait des idées tellement strictes que c’était… Quand elle décidait quelque chose, c’était très difficile. Je suis sûr que c’est elle qui avait décidé que son fils ainé serait donné à Dieu, et mon frère n’a pas eu le choix que de devenir… que d’entrer en religion.

PATRICK FERLA : Pensez-vous qu’il l’ait regretté un jour ?

ALAIN DANIÉLOU : J’ai l’impression que c’est seulement… Oui, je crois qu’il a beaucoup souffert, et que c’est seulement quand il est devenu cardinal et que tout d’un coup y a eu tout un côté mondain de l’Eglise dans laquelle il s’est lancé… Parce que tout de même, lui était quelqu’un de très ouvert, de très cultivé, il était très ami de Cocteau, de Mauriac et de toute sorte de gens. Donc, il n’était pas du tout un… je veux dire, un homme renfermé dans l’Eglise. Mais certainement, cette espèce de discipline des ordres religieux où les gens doivent obéir, est une chose, je crois, épouvantable. Et j’ai eu l’impression moi, les quelques années où je l’ai connu après, quand il était devenu cardinal, où tout d’un coup alors, il prenait un petit côté de cardinal du XVIIIème siècle, n’est-ce pas, très, très mondain, baisant la main des dames et se comportant d’une façon très libre.

PATRICK FERLA : Bientôt 9 heures et demie sur La Première au Petit-déjeuner que nous partageons ce lundi matin avec Alain Daniélou. Vous avez vécu 25 ans en Inde. Nous reparlerons bien sûr de ce très long séjour dans ce pays que vous connaissez, j’imagine, comme on dit familièrement, comme votre poche aujourd’hui. Auparavant, revenons durant quelques minutes à l’époque, à votre première époque parisienne, à l’âge de 20-21 ans. Et si votre passion était, d’une manière générale, l’Inde et la musique hindoue, votre passion à l’époque, vous l’avez conservée je crois relativement longtemps, c’était à la fois la danse et le chant.

ALAIN DANIÉLOU : Oui. Au fond, moi, je ne m’intéressais qu’à la musique et à la peinture que je pratiquais. Je jouais du piano. J’ai étudié le chant avec Panzera qui était un célèbre chanteur de l’époque, et la danse avec Legat qui était le maitre de Nijinski, n’est-ce pas, et qui était le grand maître, et Nijinska d’ailleurs ensuite. Donc, des activités qui n’avaient rien à voir avec celles qu’approuvaient ma famille, mais qui m’ont mis dans ce milieu parisien où alors, pendant quelques années, j’ai connu un petit peu tout le monde de la musique et de la peinture de cette époque.

PATRICK FERLA : Oui. On peut citer quelques-unes des rencontres, pour vous, à cette époque-là, à Paris ?

ALAIN DANIÉLOU : Oui, quelqu’un qui ensuite a eu des malheurs, qui était Maurice Sachs, qui ensuite a eu des histoires pendant la guerre, qui est mort dans un… etc. On n’a pas très bien su comment. Et puis alors, tout le groupe de Henri Sauguet et tout cet ensemble Poulenc, De Auric, etc.

PATRICK FERLA : Vous avez connu Cocteau, Diaghilev aussi ?

ALAIN DANIÉLOU : Alors j’ai connu Cocteau, j’ai connu Diaghilev. Et j’ai connu à cette époque-là aussi, quelqu’un qui était très jeune, Nicolas Nabokov qui est devenu ensuite un grand ami, quand je l’ai retrouvé bien des années après. Et puis, enfin tout ce monde parisien, oui.

PATRICK FERLA : Mais à quoi vous destiniez-vous à cette époque-là ? Lorsque vous étiez enfant, vous avez… enfin ce que vous écrivez tout du moins, Alain Daniélou, vous avez eu très vite le sentiment obscur, dites-vous, d’avoir été choisi par un destin particulier ?

ALAIN DANIÉLOU : C’est vrai. Mais comme c’était quelque chose de tout à fait inconnu. C’est une époque de mon enfance où vraiment, oui, j’accomplissais des rites. J’avais l’impression de promettre quelque chose et je ne savais pas. Et ensuite, non, je suis parti dans ce domaine purement artistique et je m’intéressais absolument pas à la philosophie, ni à l’Orient, ni à l’Inde. Je savais pas du tout ce que c’était. C’est purement par hasard que moi je suis allé dans l’Inde ensuite. Alors oui, évidemment on a des instincts. Mais jusqu’au moment où on trouve le point de jonction, on ne sait pas qu’il existe.

PATRICK FERLA : Alors, un jour Alain Daniélou, à Paris, vous faites la connaissance de quelqu’un dont on pourra donc découvrir à la fois les tirages, les photographies au musée de l’Elysée, donc à partir de jeudi. Cette personne c’est Raymond Burnier. C’est un photographe, il est Lausannois, et vous faites sa connaissance à Paris.

ALAIN DANIÉLOU : Oui. Alors, Raymond Burnier, qui avait à l’époque 19 ans, et qui s’intéressait à la photographie avec son premier Leica et tout ça… avait rencontré un ami à moi qui lui avait dit : « Je connais un Français qui est invité par le roi d’Afghanistan ». Et alors Raymond a dit : « Je veux absolument le connaître ». Et c’est sous le prétexte de l’Afghanistan que j’ai connu Raymond. En fait, j’avais un ami d’enfance dont le père était… qui s’appelait Zaher, qui est maintenant le roi détrôné et dont le père était devenu roi d’Afghanistan et qui m’avait invité à aller là-bas.

PATRICK FERLA : Vous pourriez en quelques minutes, Alain Daniélou, dessiner le profil, le portrait de ce Lausannois, photographe Raymond Burnier ?

ALAIN DANIÉLOU : Bien, écoutez, oui, Raymond c’était un garçon très grand, très blond, extrêmement distingué et élégant, qui appartenait, je crois, à une famille très fortunée et qui était quelqu’un qui avait un très, très grand charme. Et à cette époque-là, évidemment, c’était un tout jeune homme. Il s’est ensuite beaucoup développé, puisqu’ensuite avec moi, nous sommes restés dans l’Inde pendant beaucoup d’années. Et à cette époque-là, il faisait de la photographie comme ça, en bon amateur. Et c’est seulement ensuite qu’il s’est passionné pour la sculpture hindoue alors et qu’il a fait cet œuvre absolument magnifique qui a révélé au monde la grande sculpture de l’Inde.

PATRICK FERLA : Alors en avril 1932, sauf erreur de ma part, Alain Daniélou, vous vous dirigez en direction de Venise, et là à Venise, vous embarquez à destination de Bombay.

ALAIN DANIÉLOU : Oui, à Bombay.

PATRICK FERLA : Sur un grand bateau ? C’était un beau bateau ?

ALAIN DANIÉLOU : Oui, c’étaient les beaux bateaux italiens, à l’époque-là, on mettait 15 jours, c’était très amusant, et c’était de superbes bateaux.

PATRICK FERLA : C’était le Conte Rosso, vous vous souvenez ?

ALAIN DANIÉLOU : Ah oui, c’était le Conte Rosso le premier, oui. Ensuite, nous avons été sur le Conte Verde, sur le Victoria parce qu’à cette époque-là, on ne voyageait qu’en bateau.

PATRICK FERLA : Oui. Et qu’alliez-vous chercher en 1932 en Inde ?

ALAIN DANIÉLOU : Rien du tout. J’allais rendre visite en Afghanistan à cet ami d’enfance dont le père était devenu roi. C’est des choses qui arrivent. Et alors, pour arriver là, il fallait traverser l’Inde. Et à ce moment-là évidemment, aussi bien Raymond que moi, nous avons été complètement éblouis parce que ni l’un ni l’autre, nous n’avions jamais entendu parler de l’Inde. Y avait pas de tourisme à l’époque. On n’allait pas en Inde. Il n’y avait que des fonctionnaires qui allaient dans les colonies. Et donc, nous avons été l’un et l’autre stupéfaits et éblouis. C’est pourquoi après le séjour en Afghanistan où nous avons fait les 400 coups, on a fait des aventures dans le Pamir qui ont mis tout le monde en fureur, des explorations extrêmement dangereuses parait-il, absolument avec une innocence de jeunes gens… alors nous sommes revenus dans l’Inde. Et c’est à ce moment-là, alors que nous avons vraiment commencé de visiter l’Inde et que nous sommes allés alors dans la belle ville de Calcutta. Calcutta qui était une ville charmante, pas du tout encombrée comme aujourd’hui. Et que de là, nous sommes allés chez le poète Rabindranath Tagore…

PATRICK FERLA : Qui a beaucoup compté pour vous.

ALAIN DANIÉLOU : Oui, parce que, alors nous sommes arrivés là, tombant des nues, ne sachant absolument rien de l’Inde ni de quoi que ce soit. Et le poète qui était un homme très, très amusant a dû trouver ces deux naïfs absolument marrants. Et alors, il nous a dit : « Mais bon, si vous êtes ici, restez aussi longtemps que vous voulez ». Il avait cette espèce d’école dans la campagne, avec une maison pour les visiteurs, etc. Donc, nous sommes restés quelques temps là. Et ensuite, ça a créé des liens très profonds parce que, alors Tagore s’est pris de sympathie pour nous et nous a chargés de mission auprès de tous ses amis en Europe. Ce qui était très amusant, vous savez, quand on a 20 ans, d’avoir des missions auprès de Paul Valéry, de Romain Rolland, de Benedetto Croce, de Paul Morand, enfin d’André Gide, etc. Et puis alors, ensuite nous sommes retournés pratiquement chaque année à Shantiniketan. Et c’est là que s’est développée peu à peu notre vie indienne.

PATRICK FERLA : Alors, nous reparlerons de votre vie indienne dans un instant, Alain Daniélou. Nous allons écoutez là une musique que vous avez enregistrée il y a bien quelques années de cela dans ce pays. Nous en parlerons tout à l’heure.

(Musique)

PATRICK FERLA : Invité du Petit Déjeuner ce matin Alain Daniélou, qu’évoque en vous ce que nous venons d’entendre à l’instant.

ALAIN DANIÉLOU : Ça, ce sont des enregistrements que j’ai faits lorsque Raymond Burnier s’est marié avec une jeune danseuse indienne qui s’appelait Radha, qui est devenue maintenant présidente de la société théosophique. Comme le temps part. Et donc, Radha est venue, et elle voulait danser en Europe. Donc, j’avais fait… ça, c’était fait juste après la guerre. Dès qu’il y a eu des appareils d’enregistrement, je me suis précipité à New York, j’ai acheté des appareils qui étaient énormes à l’époque pour enregistrer la musique, parce que c’était passionnant et ça n’existait pas, y avait pas d’enregistrements. Donc, j’ai enregistré aussi tous les programmes pour permettre à Radha de danser. Et les premiers disques que nous avons faits ça a été… Monsieur Schnell qui avait la boutique de photos sur Saint-François là, s’est donné un mal fou pour réaliser… à l’époque ça ne se faisait pas, des espèces de disques qu’on pouvait utiliser pour lui permettre de danser sur la scène. Et ça, c’est un des enregistrements, justement sur lesquels Radha a dansé.

PATRICK FERLA : Oui. Alors Alain Daniélou, à un certain moment donné, vous vous êtes installé, pour ainsi dire définitivement, dans une ville où il y a beaucoup de palais, qui est la ville, le cœur du monde hindou. Cette ville c’est bien sûr Bénarès.

ALAIN DANIÉLOU : Oui. Eh bien, les premières années avec Raymond Burnier, nous allions et venions entre l’Europe et l’Inde. Nous allions au Bengale, donc dans le milieu de Rabindranath Tagore. Et nous avons aussi commencé à faire un peu de tourisme, à visiter différents endroits.

PATRICK FERLA : Oui. De quelle manière est-ce que vous voyagiez à l’époque ?

ALAIN DANIÉLOU : A l’époque, on voyageait par les trains, et quelquefois des voyages assez difficiles. La première fois que nous sommes allés à Konârak, qui est le grand temple du soleil, nous sommes allés à éléphant, parce qu’à cette époque-là, y avait pas de route. Nous avons aussi voyagé à chameau. On a fait des voyages assez amusants. Donc à ce moment-là, moi surtout, j’ai commencé à m’intéresser énormément, tout de même, à découvrir une civilisation. Tout d’un coup, j’avais l’impression que je me trouvais dans… un peu comme si on était transportés par magie dans l’Egypte des pharaons, vous comprenez ? On se trouvait dans un pays dont on ne savait rien. On sentait qu’y avait une chose… Donc, l’idée d’aller au cœur de cet endroit, et comme… en passant à Bénarès qu’on se disait : « Ça serait prodigieux d’habiter un de ces palais, c’est formidable, incroyable avec des balcons en marbre, d’immenses trucs » et que le jeune homme qui nous servait de guide dit : « Si vous voulez louer ce palais, vous savez, personne n’y habite », etc. Et donc, nous avons loué le palais, je crois, pour 100 roupies par mois ou quelque chose comme ça, comme ça ! En se disant : « On y viendra, ça sera amusant ». Et puis finalement, on y est restés moi et Raymond pendant 20 ans.

PATRICK FERLA : Et un jour, Alain Daniélou vous êtes devenu hindou.

ALAIN DANIÉLOU : Oui, alors après, une fois installé à Bénarès. Et puis alors, nous y avons été bloqués, parce qu’y a eu une guerre ici. Donc, il était plus question…

PATRICK FERLA : De rentrer.

ALAIN DANIÉLOU : … d’aller ailleurs. Donc à ce moment-là, deux choses, Raymond lui s’est mis à faire ses photographies des temples. Alors, nous avons donc fait des quantités d’expéditions dans les jungles pour retrouver les temples que personne ne connaissait à cette époque. Et moi alors, je me suis mis très, très, très sérieusement à étudier le hindi et puis le sanskrit. Ce qui fait que pour moi, le hindi, par exemple, je le lis, je l’écris. J’ai écrit des tas d’ouvrages en hindi. C’est devenu ma langue. Et donc à ce moment-là, alors j’ai tout d’un coup découvert tout un monde de pensées, de savoirs, de connaissances, qui est absolument prodigieux. Et alors évidemment, je me suis intégré tout à fait dans ce monde. Raymond l’a fait aussi, mais plus superficiellement en quelque sorte. Lui, il s’intéressait plutôt à des questions de… il était passionné pour son travail de photographie des temples. Et là, il… mais il pratiquait un peu les rites aussi. Les rites, ça, ça l’amusait, parce que les rites, c’est très joli. Vous savez, les rites hindous, c’est des choses qu’on fait tout seul. On vénère des images avec un système très compliqué, avec des offrandes de feu, des offrandes de fleurs, des offrandes de nourriture, des offrandes d’eau, tout ça et tout un… une chose qui est très, très poétique que les hindous font tout seuls, chez eux, tranquillement sans… voilà. La religion hindoue n’est pas du tout une chose publique. Les temples sont pas des endroits où les gens vont. Les temples sont des endroits où on vénère, où des prêtres vénèrent des dieux. C’est très différent des conceptions bouddhistes ou chrétiennes.

PATRICK FERLA : Et c’est ainsi qu’un jour, Alain Daniélou est devenu Shiva Sharan.

ALAIN DANIÉLOU : Shiva Sharan, oui.

PATRICK FERLA : Oui, le nom Shiva Sharan a une signification ?

ALAIN DANIÉLOU : Le protégé de Shiva. Sharan veut dire « Celui qui est sous la protection ».

PATRICK FERLA : 25 ans donc en Inde. Vous avez la nostalgie de toute cette époque, de ce pays, de ces gens ?

ALAIN DANIÉLOU : Comment dire ? Je peux pas dire. C’est une chose… Vous savez, c’est comme… je veux dire, si vous faites des études très poussées à l’université, au fond, vous ne continuez pas ensuite à vivre… à faire des études. Je veux dire, on apprend des choses, on se pénètre d’une certaine… on découvre tout un monde. Ensuite, j’ai acquis énormément de choses, et comme me disait Louis Renou qui était le grand sanskritiste français, il me disait : « Vous avez tellement de choses qu’il vous faudra toute une vie simplement pour essayer de les expliquer ». Donc, moi je me suis ensuite employé, un petit peu, à présenter ce que j’avais pu comprendre et découvrir de cette civilisation extraordinaire.

PATRICK FERLA : Nous parlions des faits en début d’émission. Voici une princesse qui fait de la chanson maintenant, c’est Stéphanie de Monaco. Vous voulez bien écouter ?

ALAIN DANIÉLOU : Bon ! Enfin, si vous voulez, mais ce n’est pas… C’est très contraire à toutes les idées sociales des hindous, n’est-ce pas ? Et d’ailleurs, c’est une chose qui même dans l’Inde aujourd’hui commence à arriver, c’est-à-dire ces gens d’une certaine société qui volent le travail des artisans, vous comprenez ? Une chose qui, pour des Indiens, est absolument monstrueuse. N’est-ce pas ? Les musiciens dans l’Inde, ce sont des castes. Ce sont des gens qui héréditairement étudient, possèdent une certaine connaissance, etc. C’est leur propriété, c’est leur droit comme dans tout artisanat, n’est-ce pas ? Les arts sont considérés comme des artisanats. Et donc, le fils du forgeron apprend les secrets du forgeron et continue sa dynastie. Et de même, le fils du musicien apprend. Et à ce moment-là, vous avez ces jeunes filles de la société, tout d’un coup, qui se mêlent de faire ça, mais de quel droit ? Vous comprenez ? C’est pas leur… du point de vue indien. Evidemment, ici, les choses sont beaucoup plus mélangées. Mais c’est une chose qui est très belle dans la société indienne, n’est-ce pas ? C’est ce respect du travail et ce respect de l’hérédité du travail qui est une chose aussi importante que l’hérédité princière ou l’hérédité de la fortune, n’est-ce pas ? Il y a des dynasties d’artisans. Et dans l’Inde, y a des dynasties de musiciens, et ils sont tellement extraordinaires que quand y en a un qui meurt et que c’est l’autre qui reprend, on s’en aperçoit à peine.

PATRICK FERLA : Comme tous les matins de la semaine, La Première de Radio Suisse romande, et notre invité donc ce matin Alain Daniélou. On choisit de souhaiter, bien sûr, une bonne journée à quelqu’un, quelque part. Vous appelez quelqu’un à Paris, je crois, ce matin.

ALAIN DANIÉLOU : Oui. Je voudrais parler à Jean Chalon, qui est un grand ami, le critique littéraire du Figaro et qui a fait lui aussi des travaux avec lesquels je suis pas tout à fait d’accord, sur Alexandra David-Néel. Il a fait un admirable livre qui a eu beaucoup de succès, justement, sur cette aventurière de l’esprit.

PATRICK FERLA : Jean Chalon qui est en direct, en ligne avec vous, et qui vous entend.

JEAN CHALON : Oui, j’entends.

ALAIN DANIÉLOU : Bonjour Jean.

JEAN CHALON : Bonjour Alain.

ALAIN DANIÉLOU : Voilà, je pensais justement puisqu’on était ici, pourquoi pas vous dire bonjour ce matin et…

JEAN CHALON : Et bien je suis très touché de ce que vous dites sur ma biographie d’Alexandra David-Néel, car je sais par cœur la lettre que vous m’avez écrite à ce sujet et qui commençait par : « C’est sans plaisir que j’ai commencé votre biographie », car vous n’aimez pas Alexandra David-Néel. Et je vous suis très reconnaissant de m’avoir aidé à écrire cette biographie, puisque c’est à vous que je dois la compréhension de tous les termes de sanskrit, enfin de toute la partie hindoue de cette biographie. Et vous terminiez votre lettre après avoir lu ma biographie en disant : « Alexandra David-Néel n’existe pas, elle est une invention de Jean Chalon ». Ça m’avait beaucoup amusé, et ce qui montre qu’on peut avoir comme vous beaucoup d’érudition et beaucoup d’humour. Ce qui est d’ailleurs la seule façon d’avoir de l’érudition et de la rendre supportable.

ALAIN DANIÉLOU : Voilà. Avez-vous reçu mon petit mot à propos de vos problèmes sur la Samadhi ?

JEAN CHALON : Mais non, je ne l’ai pas reçu. Je ne sais toujours pas si la Samadhi… Enfin, comme le sexe des anges, j’ignore le sexe de la Samadhi. Si pour ceux qui nous écoutent, la Samadhi, c’est l’extase suprême, est-ce que c’est du féminin ou du masculin ?

ALAIN DANIÉLOU : Eh bien justement, j’étais très choqué que vous ayez pris comme référence un Genevois qui s’appelait Jean Herbert, et qui avait mis la Samadhi au masculin. Eh bien, c’est tout à fait erroné, parce que j’ai bien contrôlé dans mes dictionnaires, et il n’y a pas de doute, la Samadhi, l’extase final, elle est au féminin, y a rien à faire.

JEAN CHALON : Bon, pourtant Jean Herbert a dirigé une collection de spiritualité vivante chez Albin Michel, enfin…

ALAIN DANIÉLOU : Oui, mais enfin…

JEAN CHALON : Je m’incline devant le sexe de la Samadhi. Donc j’ai bien fait d’employer Samadhi au masculin dans ma biographie d’Alexandra David-Néel.

ALAIN DANIÉLOU : Voilà.

PATRICK FERLA : Eh bien nous vous souhaitons, Jean Chalon, une très bonne journée à Paris aujourd’hui.

JEAN CHALON : Elle sera illuminée par le sexe de la Samadhi, merci. Au revoir.

ALAIN DANIÉLOU : Au revoir.

PATRICK FERLA : Bientôt 10 heures sur l’antenne de La Première. Merci Alain Daniélou d’être venu ce matin prendre ce petit-déjeuner. Alors, il y a tout le moins avec vous, pour les jours qui viennent, trois rendez-vous. Deux premiers rendez-vous, ces deux livres qui viennent tout juste de paraitre. L’un, c’est « Visage de l’Inde Médiévale » avec des photos de Raymond Burnier, c’est paru aux Editions Hermann à Paris.

ALAIN DANIÉLOU : Un superbe livre.

PATRICK FERLA : Oui. Et puis, en 86 il va paraître, c’est un livre de poèmes et de thèmes d’improvisation, Editions Nulle Part à Paris. Et le titre de cet ouvrage c’est « Dhrupad ». C’est-à-dire ?

ALAIN DANIÉLOU : « Dhrupad », ce sont les chants les plus nobles de la musique classique indienne. Et dont j’ai donc noté les thèmes et traduit les textes.

PATRICK FERLA : Et donc, au musée de l’Elysée à partir de jeudi, les photos de Raymond Burnier, c’est également une promenade autour de Paris et à Paris de Jenajay et puis bien sûr une grande exposition consacrée à Jacques Henri Lartigue.

(Musique)

PATRICK FERLA : Alain Daniélou, merci d’être venu. Bonne journée.

ALAIN DANIÉLOU : Eh bien merci beaucoup. C’était charmant d’avoir ce petit-déjeuner, plein de fantaisie avec vous.

PATRICK FERLA : Merci de l’avoir pris avec nous sur La Première. Dans un instant, ce sera la suite de 5 sur 5 d’ici à 12 heures 30, sitôt après le flash d’informations. Et puis, nous revenons s’il vous plait demain, à 9 heures.