Open/Close Menu Alain Daniélou Site officiel

Daniélou est interrogé sur les deux grands types de tradition musicale, de l’Inde du Nord et du Sud et en explique les principes directeurs, après une discussion sur l’importance des masques, du maquillage dans le théâtre de kathakali.

L’intégralité des interviews radiophoniques peut être consultée sur le site des archives.

TRANSCRIPTION

Alain Daniélou : Et de plus, les [inaudible] où on parle des quantités de l’Inde peuvent être compris par n’importe qui.

Interviewer : Encore faut-il connaître ces vocabulaires de gestes.

Alain Daniélou : Oui, évidemment. Mais je crois que c’est au fond une forme de langage qui serait très intéressante pour n’importe quelle forme théâtrale à acquérir.

Interviewer : Justement en Kathakali, il y a des éléments tout à fait originaux. Par exemple, même les costumes qui sont presque tous semblables avec cette déformation du corps opérée par le maquillage ou par les jupes que portent les acteurs, c’est un art qui est uniquement assuré par des hommes.

Alain Daniélou : Oui. Mais ce costume aussi et tous les détails du maquillage sont évidemment symboliques. Et alors, il faut connaître un peu quelque chose des symboles de façon que d’après la couleur des maquillages, d’après la barbe, d’après les sourcils, d’après tous les détails, on reconnaît immédiatement, comme c’était le cas d’ailleurs pour la Commedia dell’arte, on reconnaît immédiatement le caractère du personnage, ce qu’il représente, si c’est un dieu, un démon, un personnage bénéfique ou maléfique, un intrigant ou au contraire un jeune premier.
Et le costume aussi, a cette caractéristique curieuse, ce qui nous paraît comme un énorme jupon et un volant n’a rien à voir avec une crinoline. Il fait partie de ce que tous les personnages, surnaturels sortent du monde. Et cette espèce de volant représente le monde extérieur de façon qu’il ne vit que la partie supérieure du corps, la partie divine, et pas la partie basse qui est la partie matérielle. Ils sont donc tous sortants comme d’une orange, comme un dieu dont on ne voit jamais que les bras et le visage et le torse.

Interviewer : Et le rôle du maquillage dans la Kathakali qui est très important puisque pour se préparer à la représentation, les acteurs, outre les dévotions rituelles qu’ils doivent accomplir, mettent parfois jusqu’à 6h pour se maquiller.

Alain Daniélou : Oui. Et ça, c’est tout de même le rôle très important du… ce que l’on pourrait appeler le masque. Le maquillage est un masque vivant.

Interviewer : Le maquillage en relief.

Alain Daniélou : Il est en relief, oui, et il permet, parce que c’est cela le rôle du masque, il permet d’oblitérer complètement la personnalité du danseur. Il faut que le danseur, pour lui-même et pour son public devienne le personnage. Le danseur n’est plus un être humain, il devient un génie, il devient un dieu, il devient un personnage extraordinaire. Et d’ailleurs, on n’a plus le droit de lui parler à lui comme homme. A partir du moment où il a le maquillage, on s’adresse au personnage. Et cette identification qui prend très longtemps au cours du maquillage et ensuite, je crois, a une action extraordinairement forte sur l’acteur et ensuite sur le public. Et je crois que c’est une chose très, très importante. On ne peut pas imaginer comme cela arrive dans notre théâtre qu’après avoir fait la grande scène éblouissante et dès qu’on a le dos tourné au public, l’actrice déclare « quel espèce de salaud, tu aurais pu faire ci, tu aurais pu faire cela ». Dans l’Inde, c’était plus simple. L’acteur qui représente un dieu est vraiment un dieu, il croit qu’il est un dieu et ça lui donne une force extraordinaire probablement à l’impact qu’il a sur son public.

Interviewer : Enfin dans le Kathakali, quel est le rôle de la voix et des instruments ? Qu’est-ce qui différencie la musique de Kathakali des autres musiques de l’Inde ?

Alain Daniélou : D’abord, il faut bien dire, excepté quelques cris, les acteurs ne parlent pas. Leur langage est un langage de gestes. L’histoire est racontée par les musiciens, par les chanteurs. Dans la musique, ils jouent un rôle essentiel puisqu’en somme, c’est un théâtre dansé, donc il faut toutes sortes d’éléments, de rythme, de sonorité qui soutiennent l’action, qui la préparent et qui ont une action très forte en même temps sur le public.

Interviewer : Il y a 7 ans, Alain Daniélou, je m’étais rendu à Cheruthuruthy où se trouve l’école de Kathakali dans le Kerala au Sud-Ouest de l’Inde et j’avais noté que les leçons étaient beaucoup plus que des cours ordinaires dans une école puisque cela durait toute la journée. Il arrivait que des séances durent jusqu’à 8h et que c’était une véritable vie de couvent, d’abbaye que l’on menait là-bas, au point que les jeunes étudiants étaient considérés quasiment comme des prêtres, comme entrés en religion.

Alain Daniélou : Oui. D’ailleurs les enfants que l’on destine à ce métier, à ce rôle dans la société, sont donnés à leur maître vers 6 ou 7 ans, je crois, et commencent tout de suite un entraînement très intensif. C’est donc en effet comme vous le dites, c’est une espèce de vie monastique au service en somme de la religion, parce que le théâtre est conçu comme l’enseignement qui peut être donné au peuple, de toutes les valeurs morales, de tous les mythes. Donc, cet enseignement fait partie en somme d’une sorte de prêtrise. Et dans toutes les formes de théâtre indiens, il est impensable qu’un théâtre soit profane et n’ait pas une mission.

Interviewer : J’étais frappé à Cheruthuruthy de rencontrer là une Américaine qui, depuis 4 ou 5 ans, tentait d’apprendre la Kathakali. Cela paraissait impossible puisque c’est réservé aux hommes et cela faisait beaucoup rire d’ailleurs ses collègues indiens. Est-ce que vous pensez que c’est un art qui peut justement sortir de la tradition, être pratiqué par d’autres et gagner finalement d’autres civilisations ?

Alain Daniélou : Je ne crois pas que cela soit possible dans la forme qu’il a pris dans l’Inde. Et je crois que beaucoup des principes qui sont à la base du Kathakali, en particulier tout ce qui est le développement d’un langage de gestes extrêmement expressif est un domaine dans lequel les autres civilisations auraient énormément à apprendre.

Interviewer : Alain Daniélou, après les nombreuses années que vous avez vécu en Inde avant la dernière guerre, vous avez publié un certain nombre d’ouvrages très importants sur la musique indienne et notamment sur les ragas du Nord de l’Inde, un épais ouvrage en anglais, et puis un livre sur l’hindi du Nord qui est paru en France chez Buchet-Chastel, d’ailleurs dans les collections que vous dirigiez avec l’Institut international d’études comparatives de la musique de Berlin et de Venise. Mais est-ce que dans l’ouvrage qui paraît cette semaine, dont je rappelle que le titre est Le chemin du labyrinthe : Souvenirs d’Orient et d’Occident, chez Laffont, 350 pages, est-ce que vous parlez de la musique carnatique et quelle est la différence entre la musique carnatique et la musique du Nord de l’Inde puisqu’aussi bien au Festival d’Automne à Paris, nous allons entendre 13 concerts de musique carnatique ?

Alain Daniélou : Je crois qu’à l’origine, il s’agit de deux formes musicales complètement différentes qui ont été, du fait qu’elles se trouvaient sur le même continent, souvent mélangées et qui se sont influencées mutuellement. Mais la tradition carnatique est très, très différente. Moi, j’y trouve surtout une chose qui est très, je crois, fondamentale en musique, c’est que la musique du Nord est basée sur la justesse des intervalles, la sensibilité que l’on a, à des sons d’extrêmement précis comme on jouit profondément d’une certaine note très, très haute de Paganini où tout d’un coup, ce qui vous frappe est une note d’une chanteuse extraordinairement exacte et expressive. Ce qui n’est pas le cas dans la musique du Sud qui est une musique rythmique. Et en fait, si un musicien du Sud chante faux, ce qui arrive très souvent en particulier dans le Kathakali, ce n’est pas très important. Mais s’il y a la moindre faiblesse dans le rythme, alors le public est absolument gêné et embarrassé.

Interviewer : Si je vous entends bien Alain Daniélou, la musique du Nord serait une musique d’échelle et celle du Sud serait une musique de durée.

Alain Daniélou : Oui, certainement, je crois que fondamentalement. Et cela correspond, je crois, à des civilisations fondamentales tout à fait différentes.

Interviewer : Or la séparation se situe, je crois, au moment des invasions mongoles et c’est à ce moment-là peut-être que la musique carnatique s’est enfermée sur elle-même puisque les Mongols n’étant pas allés jusque-là, jusqu’à cette région du Sud de l’Inde, elle s’est préservée des influences islamiques.

Alain Daniélou : Oui, mais je ne crois pas. Je crois que c’est plus ancien. Je crois qu’en fait, on peut rattacher d’une certaine forme la musique carnatique au continent africain et la musique du Nord au contraire à la musique grecque, si on remonte très, très loin dans l’histoire. D’ailleurs, on ne sait pas très bien d’où sont venus les Tamouls qui disent qu’ils sont venus d’un continent qui est submergé par la mer et qu’ils sont venus dans l’Inde.

Interviewer : Au Festival d’Automne, nous entendrons donc de la flûte, de la vina aussi, du chant. Et il y a là des instruments ou des modes d’expression qui sont privilégiés par cette musique carnatique ?

Alain Daniélou : Il y a toute une série de style de jeux et de chants et il y a une tendance dans la musique du Sud à avoir des formes fixes. La musique du Sud est presque toujours basée sur des mélodies qui sont rattachées à des chants créés par des poètes, tandis que la musique du Nord est essentiellement de l’improvisation. Et ce qui est très curieux dans la musique du Sud, c’est que même dans la musique instrumentale, on se réfère toujours à une forme de mélodie fixe comme base.

Interviewer : Le rôle des percussions est si important dans l’Inde du Sud que le percussionniste est un musicien à part entière et non pas seulement un accompagnateur. Est-ce que c’est l’une des caractéristiques de la musique carnatique ?

Alain Daniélou : Absolument. C’était impensable jusqu’à il y a quelques années d’avoir des solos de tambours dans le Nord. Cela n’existait pas. Tandis qu’au contraire, c’est un aspect très important dans la musique du Sud, et en particulier dans la forme la plus noble qui ne se sert même pas de tambour mais de cruche, de terre sur lesquels on frappe avec beaucoup de délicatesse et de fantaisie, le ghatam qui est un instrument sacré, extrêmement important. On pourrait dire l’instrument fondamental de la musique carnatique.

Interviewer : La troisième partie du grand cycle Inde du Sud du Festival d’Automne sera consacré à la danse du 19 au 31 octobre. Et je dois ajouter aussi qu’il y aurait une exposition au Musée Guimet pendant tout le mois d’octobre sur les dieux de l’Inde du Sud dans l’imagerie populaire. Mais cette danse de l’Inde du Sud, est-ce qu’elle diffère aussi de l’Inde du Nord, car on a l’impression quand on est en Inde que les grands styles de l’Inde du Sud ont gagné l’ensemble du pays ?

Alain Daniélou : Pour une raison très simple, c’est qu’ils ont complètement disparu dans l’Inde du Nord. Cela a été le résultat naturellement des influences de l’invasion musulmane qui a détruit tous les grands centres des temples et toutes les danseuses sacrées, et donc, il restait très peu de choses. Il n’est resté dans l’Inde du Nord que des formes populaires extrêmement médiocres, tandis que dans l’Inde du Sud, la grande tradition, du fait d’ailleurs que les grands temples ont survécu presque jusqu’à nos jours, ont permis de maintenir des filières, des traditions. Il est resté de très grandes danseuses jusqu’à nos jours. Et malheureusement, aujourd’hui, les plus grandes danseuses sont très, très âgées de cette tradition, et avec l’influence du modernisme, il y a une tendance parce qu’au lieu d’être des professionnels consacrés qui donnent toute leur vie à cet art et ils sont tout à fait isolés du monde extérieur, ce sont des amateurs, ce sont les jeunes filles de la société qui se sont mises à apprendre le Bharata Natyam. De mon point de vue, c’est naturellement un petit peu risqué.

Interviewer : Cependant, il faut reconnaître aussi que cet art de fonction religieuse et de convention dans son vocabulaire est aussi un art vivant et qu’il y a des genres qui naissent. Bien sûr, si nous allons voir du Bharata Natyam tout à fait authentique, nous verrons aussi du Mohini Attam qui est un genre plus récent.

Alain Daniélou : Non, le Mohini Attam est simplement une forme plus populaire. C’était la grande danseuse Shanta Rao justement qui s’y était beaucoup intéressée et avait essayé de redonner de la vie à un art qui était un peu mourant, mais qui est un art ancien, qui est un art tout à fait traditionnel.

Interviewer : Et qu’elle aurait en quelque sorte rendu plus savant.

Alain Daniélou : C’est très difficile à dire parce que le niveau des arts traditionnels même populaire dans l’Inde est tellement élevé, comme c’est le cas pour le Kathakali, qu’on voit difficilement comment on pourrait les améliorer. C’est un peu, disons, comme la technique du ballet. On peut dire, on fait du ballet bien ou mal, mais on n’invente pas dans le ballet classique. C’est un peu la même chose. Il suffit de retrouver une tradition et c’est là le problème quelquefois quand elle tend à s’effacer.

Interviewer : Alain Daniélou, votre expérience indienne s’était étalée sur combien d’années ? Vous avez vécu combien d’années en Inde ?

Alain Daniélou : Un peu plus de 20 ans. Ce n’était pas beaucoup pour l’Inde, mais c’était pas mal de temps.

Interviewer : Et aussi bien dans le Nord que dans le Sud, vous avez vécu à Bénarès sur les bords du Gange, mais aussi à Madras où vous avez été responsable d’une bibliothèque de manuscrits dans laquelle vous aviez, j’imagine, beaucoup de choses qui concernaient la musique.

Alain Daniélou : Oui. En fait, je me suis intéressé à réunir beaucoup de textes sanskrits sur la musique. J’en ai une collection considérable qui est d’ailleurs unique et qui se trouve maintenant à Venise, à la Fondation Cini. Mais les textes sont très curieux parce qu’il est très, très difficile avec les textes anciens qui supposaient toujours une connaissance pratique des arts d’en tirer une des conclusions, qu’on vous indique que c’est dans tel mode. On ne vous dit pas quel était ce mode puisque tout le monde était censé le savoir. Alors, il y a comme cela énormément de notations parce que la notation indienne date de la même époque que la Grèce de Périclès, et on peut noter toutes sortes de choses, mais il manque toujours certains éléments qui fait qu’on a beaucoup de mal à interpréter les notations.

Interviewer : Cependant, vous-même, vous pratiquez les instruments de l’Inde. J’ai devant moi une photo qui vous représente avec sur les genoux une grande vina que vous jouez depuis longtemps. Est-ce que vous pensez que l’on peut, cela était votre cas, passer d’une civilisation comme la nôtre une pratique instrumentale qui impliquerait un atavisme considérable ?

Alain Daniélou : Tout cela, je ne crois pas qu’il y ait d’obstacle véritable. C’est un peu comme si c’était un travail, mais c’est comme d’apprendre une langue. On peut très bien apprendre une autre langue que sa langue natale et y arriver à un très haut niveau de perfection.

Interviewer : Avec beaucoup de temps parce que j’ai rencontré des jeunes gens qui apprennent le sitar en 6 mois, alors qu’on sait très bien qu’il faut au minimum de 14 ans auprès d’un grand maître de l’Inde pour maîtriser l’instrument.

Alain Daniélou : C’est évident, mais c’est vrai aussi ici. Vous n’apprenez pas à jouer le violon en 6 mois, vous comprenez, c’est absurde. Et c’est beaucoup plus difficile quand il faut assimiler toutes sortes d’aspects, une façon de penser la musique qui est très différente. Mais il n’y a pas d’obstacle, disons, ni technique ni mentaux et il y a quelques Occidentaux qui chantent extrêmement bien et qui sont d’ailleurs reconnus dans l’Inde, donnent des concerts et ils sont très appréciés. Donc, c’est possible. Mais ils y ont mis en effet 15 ans ou plus.

Interviewer : Alain Daniélou, dans Le chemin du labyrinthe, cet ouvrage de souvenir d’Orient et d’Occident qui paraît cette semaine chez Laffont, vous racontez comment vous êtes passé de l’atmosphère de Paris des années folles à l’Inde et l’une des plus grandes civilisations pour vous. Alors, que vous a apporté cette longue expérience de deux décennies en Inde ?

Alain Daniélou : Elle m’a apporté, je dois dire, énormément. En un sens, je me sens beaucoup plus un Indien dans ma façon de penser, dans ma façon d’envisager la vie, l’amour, la beauté. Je suis beaucoup plus Indien que je suis Européen et je regarde avec stupeur très souvent les comportements et les façons de penser du monde où j’étais né. C’est naturel parce qu’au fond, toute mon éducation disons philosophique et technique, je l’ai fait dans l’Inde.

Interviewer : Vous êtes devenu hindouiste là-bas ?

Alain Daniélou : Bien sûr. Oui. On ne peut pas entrer dans une civilisation à moitié. Il faut y entrer tout à fait ou on n’y entre jamais. Donc, je suis un modeste hindou, j’ai pris mes bains rituels dans le Gange pendant bien des années et j’ai pratiqué tous les rites, non pas comme [inaudible], non pas comme un amusement, mais comme une chose parfaitement normale et naturelle.

Interviewer : Je rappelle donc votre ouvrage Le chemin du labyrinthe chez Laffont, sorti le 2 octobre et puis une œuvre aussi comme l’Inde du Sud consacré par le deuxième Festival d’Automne à Paris, à l’Opéra-Comique du 30 septembre au 3 octobre, le Théâtre Dansé, Kathakali, puis par la Chapelle de la Sorbonne du 6 au 31, 13 concerts de musique carnatique et 14 représentations de danses.

Ainsi s’achève Evènements-Musique, le magazine de Maurice Fleuret avec la collaboration de Brigitte Delannoy et Brigitte Massin. Assistante de réalisation : Annie Coeurdevey.

Responsable éditoriale : Anne Prunet.
Réalisation : Archipel Studios.