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Entretien sur la traduction du Kama Sutra par Alain Daniélou ou « quand Jean-Pierre Elkabbach se pique d’érotisme »

Dans cet entretien, Jean-Pierre Elkabbach interroge Alain Daniélou sur sa récente traduction du Kama Sutra. L’entretien casse le mythe du livre comme recueil érotique et reprend les véritables enjeux du traité : initier à « l’art de vivre dans une grande civilisation et dans laquelle l’amour et la sexualité jouent naturellement un rôle fondamental comme dans toutes les civilisations ». C’est en ces termes qu’Alain Daniélou expose le but du Kama Sutra, livre susceptible d’intéresser le public occidental en quête de spiritualité.

L’intégralité des interviews radiophoniques peut être consultée sur le site des archives.

Kama Sutra

« L’étreinte », couple enlacé, Khajuraho, Temple de Lakshmana, 10ème siècle.
Photo Raymond Burnier (Fondation Alain Daniélou).

TRANSCRIPTION

Présentatrice : Jean-Pierre Elkabbach reçoit Alain Daniélou pour le Kama Sutra, la traduction du Bréviaire de l’Amour paru aux éditions du Rocher.

Jean-Pierre ELKABBACH : Enfin, nous allons parler de choses sérieuses. Bonjour Alain Daniélou.

Alain DANIÉLOU : Bonjour.

Jean-Pierre ELKABBACH : Je précise tout de suite que vous êtes aujourd’hui un des plus grands orientalistes vivants. Vous êtes spécialiste de l’Inde. Vous y avez longtemps vécu. Vous vous êtes converti à la religion hindoue.

Alain DANIÉLOU : Oui.

Jean-Pierre ELKABBACH : Et vous êtes musicien, peintre ou vous avez été musicien, peintre, poète, philosophe, chercheur et à 85 ans, vous allez encore surprendre avec cette publication de la traduction intégrale du Kama Sutra parce que longtemps les textes étaient incomplets. Ce que certains connaissaient de ce livre qui a été longtemps le comble du scandale et de l’interdit était des textes incomplets.

Alain DANIÉLOU : Tout à fait incomplets et même tendancieux, orientés vers une espèce de pornographie qui n’est pas du tout le caractère du livre qui est consacré à l’art de vivre dans une grande civilisation et dans laquelle l’amour et la sexualité jouent naturellement un rôle fondamental comme dans toutes les civilisations.

Jean-Pierre ELKABBACH : Donc, cela a été longtemps exploité par les pornographes et le Kama Sutra vaut plus que cela. Qui l’a écrit et quand ?

Alain DANIÉLOU : Le texte que l’on a est une compilation faite par un étudiant de religion qui s’appelait Vatsyayan et qui a réuni des livres qui sont, la plupart date du IXème siècle au IVème siècle avant notre ère, et qui sont des textes importants et dont ils citent des chapitres entiers.

Jean-Pierre ELKABBACH : Et qui sont commentés. Il y a même un commentaire, m’avez-vous dit tout à l’heure qui est du début du siècle et qui est moderne. Est-ce que c’est un ouvrage pour aujourd’hui encore ou c’est un ouvrage que vous publiez comme cela parce qu’il faut avoir cette traduction intégrale, mais qui ne signifie rien pour les contemporains ?

Alain DANIÉLOU : Non, c’est un ouvrage conçu comme l’art de vivre pour toutes les époques et tous les pays. C’est une étude très systématique et qui comprend tous les aspects du plaisir de vivre, du confort, de la réussite, de l’amour.

Jean-Pierre ELKABBACH : Absolument. C’est un livre réaliste. Il n’y a pas de sentiment ou pas trop de sentiment.

Alain DANIÉLOU : Pas du tout sentiment ni de religiosité. C’est un livre pragmatique, technique, pour faire partie d’une série d’ouvrages qui décrivent une société équilibrée et les façons de vivre du citadin, de l’homme bien élevé, cultivé et fortuné.

Jean-Pierre ELKABBACH : Cela, c’est l’introduction d’Alain Daniélou pour mettre l’eau à la bouche en quelque sorte.

Alors, les approches amoureuses, c’est un des moments les plus importants avec les coquetteries, les soupirs, les préliminaires. Cela a de l’importance ?

Alain DANIÉLOU : Beaucoup d’importance. D’ailleurs, il y a même je crois un chapitre sur la façon de négocier la jeune épouse pour ne pas la choquer qui, je crois, est tout à fait charmant.

Jean-Pierre ELKABBACH : Négocier, cela n’a probablement pas le même sens que dans la bouche de Monsieur Dumas ou de Monsieur Balladur. Cela dépend où d’ailleurs.

Alain DANIÉLOU : De la traiter.

Jean-Pierre ELKABBACH : De l’approcher.

Alain DANIÉLOU : De l’approcher avec délicatesse.

Jean-Pierre ELKABBACH : Le Kama Sutra, qu’est-ce que ça veut dire ? Kama Sutra ?

Alain DANIÉLOU : Kama, c’est le dieu de l’amour et Kama est, je dirais, comme l’instinct érotique. Donc, c’est le traité de l’érotisme en fait.

Jean-Pierre ELKABBACH : C’est le traité de l’érotisme.

Alain DANIÉLOU : Oui.

Jean-Pierre ELKABBACH : Et on voit bien comment sont donnés des encouragements pour développer, par exemple, le sens du toucher, les caresses.

Alain DANIÉLOU : C’est très important, n’est-ce pas ? Tous les préliminaires. Et pour arriver d’ailleurs à un paroxysme, les préliminaires sont essentiels et il faut négocier le développement de la sensualité particulièrement chez la femme pour qu’elle arrive à un plaisir intense et partagé.

Jean-Pierre ELKABBACH : Cela veut dire que le Kama Sutra est soucieux aussi du plaisir de la femme, du désir et du plaisir de la femme ?

Alain DANIÉLOU : Oui, c’est considéré. Il y a d’ailleurs tous les moyens techniques pour y arriver, toutes les façons de se comporter.

Jean-Pierre ELKABBACH : Alors, vous dites les caresses, mais il y a aussi – je le dis pour Julie – les morsures, les coups.

Alain DANIÉLOU : Les coups, bien sûr.

Jean-Pierre ELKABBACH : Les baisers, il y a combien de sortes de baisers ?

Alain DANIÉLOU : Il y en a beaucoup.

Jean-Pierre ELKABBACH : Les vibrants, les frottés, les baisers de travers, je vous cite, avec le Kama Sutra. Les griffes ?

Alain DANIÉLOU : Oui, et alors, on se taille les ongles d’une façon spéciale pour que les griffes soient à la fois stimulantes et délicates, et il faut faire attention aussi de ne pas blesser la partenaire, mais en même temps à arriver à ce qu’une certaine douleur soit un stimulant très fort pour arriver à un état passionnel exalté.

Jean-Pierre ELKABBACH : Alors, pas avec n’importe quels ongles, les griffes, pas n’importe où, pas n’importe quand.

Et alors, il existe plusieurs sortes de rapports sexuels selon le moment et le désir et 64 jeux amoureux. Pourquoi 64 ?

Alain DANIÉLOU : 64 est un chiffre un peu symbolique parce qu’il existe d’un côté 64 postures, 64 façons de faire l’amour, 64 arts aussi qui sont liés à l’art du plaisir et la sexualité. Je pense et je n’ai pas compté, c’est vraiment s’ils sont développés exactement en 64, mais enfin…

Jean-Pierre ELKABBACH : Vous vous souvenez de ce qu’est la reine du ciel ou la posture de la vache ?

Alain DANIÉLOU : La posture de la vache, oui, je crois que cela va de soi. C’est une posture à quatre pattes.

Jean-Pierre ELKABBACH : Et le divertissement d’oiseaux ?

Alain DANIÉLOU : C’est une façon de picorer l’organe féminin avec délicatesse.

Jean-Pierre ELKABBACH : Et alors le Kama Sutra, Alain Daniélou, parce que c’est aussi sérieux et sage, est un bréviaire, donne des conseils sur le choix d’une épouse, sur la manière de traiter l’épouse, sur la manière de traiter la maîtresse, sur les relations entre les hommes et les femmes des amis, les femmes des voisins enfin… c’est ce que vous disiez tout à l’heure, un art de vivre avec parfois des accents d’un manuel pour les jeunes filles de bonne famille aussi.

Alain DANIÉLOU : Oui, il y a aussi le chapitre sur l’épouse vertueuse où je ne crois pas que les plus bourgeoises des femmes de notre temps soient aussi moralistes et restrictives. Il y a tout.

Jean-Pierre ELKABBACH : L’essentiel, c’est la fidélité apparemment dans le Kama Sutra, mais il évoque aussi l’adultère et les nombreuses sortes d’amantes. Et puis il y a les moyens, les femmes qu’il vaut mieux éviter.

J’essaie de retrouver la page 98 rapidement : « Les femmes qu’il vaut mieux éviter : les folles, celles qui sont incapables de garder un secret, les impudiques, celles qui sont trop âgées, celles qui ont la peau trop blanche ou la peau trop noire, celles qui sentent mauvais, celles avec qui on a des rapports d’amitié, celles qui ont fait des vœux monastiques de toutes sortes. » Il y a tout dans le Kama Sutra.

Alain DANIÉLOU : Il y a tout. C’est vraiment un ouvrage très général.

Jean-Pierre ELKABBACH : Est-ce qu’ils vous pensent plus sérieusement que les occidentaux sont assez sensibles pour apprécier ce type de raffinement, cet art de vie, ces subtilités érotico-esthétiques ou esthético-érotiques ?

Alain DANIÉLOU : Je crois qu’ils auraient un grand avantage à étudier toutes ces approches et toutes ces techniques surtout que le Kama Sutra indique très bien que la plupart des mariages finissent par être de choses tellement embêtantes parce que les gens manquent de techniques, manquent d’habilité, manquent de gentillesse, manquent d’imagination et que si on veut réussir sa vie sexuelle, il faut une connaissance technique du sujet.

Jean-Pierre ELKABBACH : Vous sentez, vous qui venez entre l’Inde et l’Europe, qui vivez en ce moment près de Rome, est-ce que vous sentez chez les occidentaux un besoin de spiritualité d’une certaine façon, de sacré aussi ?

Alain DANIÉLOU : Là, ce n’est pas du tout le sujet du Kama Sutra.

Jean-Pierre ELKABBACH : Absolument. C’est le sujet de l’autre livre que vous republiez ou rééditez chez le même éditeur Rocher. « Les Mythes et dieux de l’Inde » avec un X, c’est un pluriel naturellement, le polythéisme hindou. Mais là, il y a un besoin que vous sentez chez nous les occidentaux ?

Alain DANIÉLOU : Bien sûr, mais les choses n’en sont pas complètement séparées. On a besoin d’élargir énormément notre horizon aussi bien sur le plan religieux que sur le plan de la vie sociale, que sur le plan de l’amour, que sur le plan de la façon de gagner de l’argent. Tout cela est étudié très savamment dans cette période des Sutras qui est la grande période de la civilisation indienne.

Jean-Pierre ELKABBACH : Voilà, il y a cinq ans Alain Daniélou, vous disiez : « Je n’ai aucun mérite à avoir 80 ans. Il suffit d’avoir de la patience. » Qu’est-ce que vous allez faire ? Qu’est-ce que vous allez publier pour vos 100 ans ?

Alain DANIÉLOU : Si je peux durer jusque là, je n’en ai que 84 et demi, je voudrais m’intéresser à la contrepartie du Kama Sutra qui est l’Arthashastra, l’art de la prospérité, l’art de gagner de l’argent, de réussir et l’art politique. C’est un machiavélisme absolument merveilleux.

Jean-Pierre ELKABBACH : On en reparlera ensemble et aussi quand vous republierez l’histoire de l’Inde et puis, en même temps, votre propre autobiographie qui avait eu un grand succès il y a quelques années que vous allez rééditer.

Je passe parce qu’on me demande, il y a tous les sujets qui sont traités dans le Kama Sutra y compris l’homosexualité masculine et féminine souvent avec beaucoup d’humour. Par exemple, il y a un conseil qui est donné à la lesbienne : elle peut tirer la barbiche de sa partenaire. Voilà ! Que chacun ait peut-être dans sa bibliothèque ou dans les bonnes bibliothèques son Kama Sutra et puis que chacun mette en pratique son Kama sous les conseils de Vatsyayan et d’Alain Daniélou. Merci.

Responsable éditoriale : Anne Prunet.
Réalisation : Archipel Studios.