Interview d’Alain Daniélou par Philippe Costa, 10/10/1990
Dans cet interview, Philippe Costa revient sur le parcours indien d’Alain Daniélou. Dans une première partie, nous avons un rappel des années d’enfance et de formation de Daniélou, puis la 2de partie de l’entretien met l’accent sur les années indiennes et engage le penseur à nous livrer sa vision de la société indienne.
L’intégralité des interviews radiophoniques peut être consultée sur le site des archives.
TRANSCRIPTION
Philippe Costa : Nous sommes chez Monsieur Alain Daniélou pour notre émission « Point de rencontre » de 19h. Monsieur Alain Daniélou, bonsoir.
Alain Daniélou : Bonsoir.
Philippe Costa : Les auditeurs ne vous connaissent peut-être pas forcément tous, Monsieur Alain Daniélou, alors je pense que nous allons en préambule de cette émission parler bien entendu de l’Inde, je crois que c’est le sujet N° 1 et vous êtes connu comme le spécialiste de l’Inde en France. Mais avant, j’aimerais que vous puissiez retracer rapidement pour nos auditeurs votre itinéraire, votre vie qui est très, très riche.
Alors, je crois que vous êtes né en 1907.
Alain Daniélou : Oui. Il y a longtemps, mais enfin…
Philippe Costa : Vous êtes Breton d’origine ?
Alain Daniélou : Oui. Bien que ma mère était à moitié Normande. Donc, je ne suis que 3/4 pur Breton et 1/4 Normand.
Philippe Costa : Très bien. Et je crois que vous avez un frère qui, lui, a suivi un chemin différent du vôtre, qui est Cardinal.
Alain Daniélou : Il est mort maintenant. Mais en effet, j’avais un frère qui a passé sa vie comme Jésuites et qui a écrit des quantités d’ouvrages assez intéressants d’ailleurs sur les origines du christianisme et qui est nommé Cardinal.
Philippe Costa : Ce qui assez paradoxal, c’est que votre père était qualifié d’anticlérical, et donc vous avez été élevé Monsieur Alain Daniélou dans cette optique ?
Alain Daniélou : Ah non, pas du tout. C’était un curieux mélange, parce que ma mère était extrêmement catholique et elle a fondé des institutions qui durent toujours d’ailleurs, les collèges Sainte Marie où toutes les jeunes filles font leur éducation, et un ordre religieux d’ailleurs qui allait avec ces institutions. Et de l’autre côté, mon père en effet qui était considéré comme très à gauche et tout de même probablement Franc Maçon, enfin pas du tout du même genre. Enfin apparemment, ce n’était pas très mal d’avoir ce contraste au départ.
Philippe Costa : Donc, ce contraste a donné votre personnalité. Dans votre jeunesse, vous avez eu une éducation de quel type ?
Alain Daniélou : Moi, je n’ai pas eu d’éducation. Ça, c’était un gros avantage, j’étais un enfant malade, alors on pensait que je ne devais pas vivre, donc ce n’était pas la peine de s’embêter à me donner une éducation. Donc, je passais presque toute mon enfance à la campagne avec des chats, des fleurs, des choses comme ça et un piano. Et j’ai très tôt commencé à faire de la peinture. Alors, je faisais de la musique et la peinture et j’étais très heureux comme ça, mais pas du tout préparé à une vie active.
Philippe Costa : En fait, vous avez eu un premier contact avec la nature, d’où peut-être votre goût pour les civilisations plus proches de la nature, mais également des contacts avec des formes artistiques comme la musique et la peinture. Et je crois que de 1927 à 1932, vous avez connu un certain nombre d’artistes français notamment.
Alain Daniélou : Oui. À ce moment-là, j’ai tout de même vécu. Après un temps passé dans un collège américain, je suis venu à Paris pendant quelques années, et là, j’ai rencontré beaucoup de gens. J’ai rencontré Gide, j’ai rencontré Cocteau, j’ai été très lié à Max Jacob, j’ai très bien connu Maurice Sachs, j’ai connu Stravinski, Nicolas Nabokov, enfin tout un milieu intéressant. Et mon grand ami Henri Sauguet qui vient de mourir aussi a été à cette époque, pour moi, quelqu’un de très important.
Philippe Costa : Et ensuite, cette période artistique, si on peut dire, je crois que vous êtes parti en Inde pour étudier dans une école le sanskrit, la philosophie et la musique également ?
Alain Daniélou : Non, je ne suis pas du tout parti pour cela. Je suis parti par hasard parce que j’ai été invité en Afghanistan puisque je connaissais d’enfance le roi, ce qui était à ce moment-là le prince héritier, qui m’avait dit : « Viens voir, mon père est devenu roi, c’est très amusant ». Donc, je suis parti pour l’Afghanistan. Et en y allant, j’ai traversé l’Inde et cela m’a absolument fasciné. Et après l’Afghanistan, je suis retourné en Inde et à ce moment-là alors, j’ai rencontré, j’ai été chez le poète Rabindranath Tagore qui a été très gentil et il s’est beaucoup intéressé parce que je m’intéressais à la musique et que lui était un musicien, et qui m’a demandé d’ailleurs à ce moment-là de rendre visite à ses amis pour essayer d’arranger des choses pour son école. Et ses amis, ça s’appelait Paul Valérie, Paul Morand, Benedetto Croce, etc. C’était des gens plutôt amusants à rencontrer. Mais moi, j’étais beaucoup trop léger pour faire quelque chose de sérieux. Et très vite, je suis retourné alors dans l’Inde plusieurs fois d’ailleurs, en faisant plusieurs voyages, y compris un voyage en voiture Paris – Calcutta qui à l’époque, ce n’était pas très courant.
Finalement, j’ai passé quelque temps chez Tagore en m’occupant d’ailleurs un peu de son école de musique. Ensuite, j’ai trouvé que cette civilisation m’intéressait et que je voulais la connaître. Alors, je suis parti à Bénarès et c’est là que je me suis mis à étudier sérieusement le sanskrit, le hindi, la langue vivante, et alors, a étudié la philosophie, la religion.
Philippe Costa : Quand vous dites « intéressé par le contact avec la civilisation indienne », qu’est-ce que vous entendez ?
Alain Daniélou : C’est-à-dire, c’est assez surprenant, mais se trouver tout d’un coup plongé dans un monde où toutes les valeurs sont complètement différentes et les mêmes choses ont l’air de marcher très bien aussi, c’est comme si on se trouvait transplanter dans une autre civilisation d’un autre âge.
Philippe Costa : Qu’est-ce qui vous a poussé ? C’est la curiosité ou la soif d’autre chose ?
Alain Daniélou : Je ne sais pas. De toute façon, j’avais toujours été très hostile au monde dans lequel j’étais né. Donc, c’était une ouverture vers autre chose, d’autres possibilités. Et on peut appeler cela de la curiosité puisque c’est de la curiosité quand on se lance dans une étude approfondie d’un sujet. Oui, dans un sens, c’est un choix en tout cas.
Philippe Costa : Et cette étude approfondie, vous l’avez menée pendant 15 ans ?
Alain Daniélou : Oui.
Philippe Costa : C’est très long.
Alain Daniélou : C’est très long, oui. C’était absolument passionnant, mais en même temps quand vous devez apprendre une langue aussi difficile que le sanskrit et ensuite étudier toutes sortes de conceptions philosophiques, morales, sociales qui n’ont rien à voir avec le monde dans lequel vous êtes né, il faut un certain temps pour se former. Donc, ce n’était pas très long. Et puis alors, j’ai étudié aussi la musique qui me prenait aussi pas mal de temps.
Philippe Costa : Je crois qu’après cette période d’apprentissage de 15 ans, vous avez eu certaines fonctions dans le cadre de l’université indienne.
Alain Daniélou : Oui, on m’a nommé Directeur adjoint d’un nouveau collège de musique qu’on faisait dans l’Université de Bénarès et le titre de professeur et tout cela qui était bien assez…
Philippe Costa : C’est rare de voir un français professeur en Inde ?
Alain Daniélou : Oui. Mais pour les indiens, moi, j’ai été un super indien. J’étais beaucoup plus indien que la plupart des indiens modernes. Je parlais très, très bien un hindi très châtié comme si Nehru ne savait pas parler. Vous comprenez que c’était donc… et je m’intéressais à toutes sortes de valeurs qui, à ce moment-là, n’étaient pas tellement bien vues. C’était tout de même encore l’Empire britannique et les…
Philippe Costa : On dit que vous avez même participé au mouvement d’indépendance.
Alain Daniélou : Oui. Mais je me suis trouvé tout à fait mêlé parce que les grands lettrés avec lesquels je travaillais avaient fondé d’abord un grand mouvement culturel et puis même un mouvement politique qui cherchait à préserver la culture indienne et la structure de la société contre le Congrès et les idées modernes de Gandhi et de Nehru.
Philippe Costa : Donc, les gens qui souhaitaient ce mouvement d’indépendance étaient à la fois contre la présence britannique, contre l’influence britannique, mais également finalement contre l’Inde d’aujourd’hui.
Alain Daniélou : Oui. Et au fond, on ne sait pas ce qui aurait pu se passer, mais évidemment, je crois que comme dans toutes les anciennes colonies, les anciens occupants ont toujours mis au pouvoir des gens qui étaient leurs collaborateurs au fond, des gens qui étaient de formation pour les Anglais que tout de même, les 3 personnages qui ont décidé du destin de l’Inde, de sa partition, étaient 3 avocats du barreau de Londres qui s’appelaient Gandhi, Nehru et Jinnah. C’était donc des gens qui paraissaient être des interlocuteurs valables pour les Anglais, alors qu’ils ignoraient complètement le monde indien parce qu’ils ne parlaient pas la même langue. Ils n’avaient pas les contacts.
Philippe Costa : Nous reviendrons dessus, car beaucoup d’Occidentaux ont une image de l’Inde qui est symbolisée par le personnage de Gandhi et de toute l’indépendance et de tout ce qui a suivi. Mais avant de parler de l’Inde Monsieur Alain Daniélou, vous avez, donc je l’ai dit, collaboré à divers Instituts comme l’Institut international d’études comparatives de la musique, vous avez été professeur mais vous avez également publié un certain nombre d’ouvrages. Combien d’ouvrages avez-vous publié ?
Alain Daniélou : Je crois effectivement une quinzaine.
Philippe Costa : Nous n’allons pas tous les énumérer, mais est-ce que vous pouvez donner, je sais que c’est peut-être difficile, du moins les ouvrages principaux ?
Alain Daniélou : Oui. D’abord, j’ai écrit des ouvrages sur la musique, d’abord de la musique comparée et ensuite sur les structures musicales, la Sémantique musicale est un ouvrage…
Philippe Costa : Sur la musique indienne ?
Alain Daniélou : Alors sur la musique indienne aussi, j’ai un gros ouvrage qui n’a été publié qu’en anglais d’ailleurs. J’ai publié un grand ouvrage sur les dieux, sur la mythologie indienne, et puis sur les structures sociales, puis sur toutes sortes d’aspects : sur le temple, un livre sur l’érotisme divinisé.
Philippe Costa : Je crois d’ailleurs même que vous êtes en train de traduire une version du Kama Sutra ou la version originale peut-être.
Alain Daniélou : Oui, la vraie version parce que le Kama Sutra, n’est-ce pas la réalisation sur le plan érotique est un des buts de la vie. Ce n’est pas : il faut se réaliser sur le plan économique, sur le plan sexuel, sur le plan aussi moral et il y a d’ailleurs pour cela des grands traités. C’est-à-dire qu’il faut qu’un homme n’est accompli que s’il est justement équilibré dans tous ces domaines. Et alors, parmi ces grands traités, il y en a un qui concerne tout ce qui touche à l’érotisme, à l’amour, etc. Et de ce texte qui s’appelle le Kama Sutra, celui enfin qui existe, il y en a beaucoup d’autres, il n’existe qu’une traduction faite par un Anglais du XIXème siècle que tout le monde reproduit et qui se limite à des questions de posture, de dimension d’organe et de choses comme cela qui sont absolument sans intérêt, alors que c’est un art d’aimer avec tous les raffinements qu’il faut pour une vie agréable, amoureuse, avec comment donner des réceptions, comment construire une maison, comment avoir des jardins, comment faire des colliers, comment faire de la cuisine, tous les accessoires d’une vie agréable.
Philippe Costa : Et cet ouvrage, vous allez bientôt le terminer sa traduction et le publier peut-être.
Alain Daniélou : Oui. Bien sûr. Justement, cela n’a jamais été fait dans le sens non pas de présenter cet ouvrage comme un ouvrage érotisme, mais comme un ouvrage de réalisation de soi-même sur le plan de l’amour et de la vie.
Philippe Costa : Tout à fait. Monsieur Alain Daniélou, je crois que les organismes internationaux notamment l’UNESCO vous ont chargé de réaliser une collection sur la musique traditionnelle.
Alain Daniélou : Oui. En fait, c’est moi qui ai réalisé cela pour l’UNESCO. Au départ, c’est moi qui avais… Je faisais des études de musique et quand l’après la guerre, les premiers appareils d’enregistrement sont apparus, je me suis précipité en Amérique acheter les premiers appareils d’enregistrement qui pouvaient convenir pour la musique et j’ai commencé d’enregistrer des grands musiciens. Et à ce moment-là, j’ai commencé une collection de disques et je me suis rendu compte que pour être utile aux musiciens que je voulais faire connaître, le sigle de l’UNESCO serait une très bonne chose. Donc, j’ai offert cette collection à l’UNESCO qui ne m’ont jamais payé pour cette collection mais qui ont été très contents d’y mettre leur nom. Après cela, ensuite, on m’a proposé de faire à Berlin un institut pour justement faire connaître la musique orientale, donc là, cela m’a donné de nouveau toutes sortes de moyens pour le faire et on a pu développer énormément ces collections en collaboration avec l’UNESCO.
Philippe Costa : Et parallèlement à votre temps que vous consacrez à la traduction du Kama Sutra, je crois qu’actuellement, vous faites une sorte de rassemblement de tout ce qui est un petit peu épars et notamment de textes anciens en sanskrit sur la musique.
Alain Daniélou : Oui. Mais cela, je l’ai fait depuis très longtemps et j’ai réalisé une collection dans l’époque où j’étais dans l’Inde. Une collection de manuscrits, que j’ai fait copier tous les textes que j’ai pu trouver dans les différentes bibliothèques, et donc réaliser une collection de textes sur la musique partant du 2ème – 3ème siècle avant notre ère jusqu’au 15ème – 16ème siècle, une collection unique qui est maintenant déposée à Venise à la Fondation Cini.
Philippe Costa : Et Monsieur Alain Daniélou, vous vivez en Italie.
Alain Daniélou : Oui, maintenant, je… oui. Après être 10 ans à Berlin, je suis resté quelques années à Venise et puis maintenant, je vis dans une propriété qui est dans les collines près de Rome, dans un endroit où je me trouve très bien.
Philippe Costa : Plein de sagesse. J’ajoute pour terminer cette présentation, Monsieur Alain Daniélou, que vous êtes Chevalier de la légion d’honneur, Chevalier des Arts et des Lettres et Officier du mérite national. Très bien.
Alors, passons donc à la 2ème partie de notre émission « Point de rencontre » et nous allons aborder ce qui fait le propre de votre personnalité et c’est la connaissance de l’Inde. C’est un domaine tellement vaste qu’il serait difficile en l’espace de quelques minutes de tout aborder, mais j’aimerais que vous soyez Monsieur Alain Daniélou assez schématique si l’on peut, est-ce que vous pouvez présenter rapidement ce qu’est la vision religieuse et traditionnelle de l’Inde pour les hindous modernes et puis peut-être aussi pour les hindous un petit peu plus anciens ?
Alain Daniélou : Oui. C’est-à-dire les hindous modernes ne m’intéressent pas beaucoup. Moi, je considérais qu’un Indien qui parle anglais était pour moi fini, je n’attendrai rien de lui. Mais l’Inde, c’est quand même une civilisation prodigieuse avec une continuité extraordinaire depuis cinq millénaires, avec une littérature immense sur tous les sujets. Donc ce qui est important comme dans n’importe quel pays d’ailleurs, c’est de trouver les grands lettrés, les grands savants qui représentent des valeurs de la culture et puis toutes les superstitions des gens ordinaires. C’est amusant, mais cela ne nous conduit à rien.
Philippe Costa : Et nous pouvons remonter à 5 000 ans en arrière.
Alain Daniélou : Oui, facilement parce que c’est-à-dire les plus anciennes, n’est-ce pas, les invasions aryennes datent du 2ème millénaire avant notre ère.
Philippe Costa : Et d’où venaient-elles ces invasions ariennes ?
Alain Daniélou : Elles sont venues du Nord comme d’ailleurs en Grèce, en Iran, etc. Ce sont les mêmes populations que les Achéens et les Doriens.
Philippe Costa : Et qu’il y avait-il en lieu et place de l’Inde ?
Alain Daniélou : Il y avait une très ancienne civilisation, donc il reste des vestiges extraordinaires avec des villes modernes, avec des salles de bain, des systèmes d’égout, des choses qu’on a retrouvées quand on a retrouvé des ruines dans la vallée de l’Indus.
Philippe Costa : Des dravidiens ?
Alain Daniélou : C’était dravidien, oui. Et ils n’étaient pas sans parenté avec les Sumériens qui sont probablement venus aussi de la Vallée de l’Indus qui était une branche de cette grande civilisation.
Philippe Costa : Quelle est la différence fondamentale entre la civilisation dravidienne et la civilisation aryenne qui est arrivée en Inde, il y a 4 000 ans ?
Alain Daniélou : C’était totalement différent, sauf que les aryens étaient en somme des pasteurs, des gens assez primitifs et qui se sont trouvés dans une civilisation extrêmement raffinée, dont ils ont rapidement assimilé peu à peu tout en prétendant remettre en esclavage les populations. Ils en ont quand même beaucoup appris.
Philippe Costa : Ils ont conquis.
Alain Daniélou : Ils ont conquis, oui. Puis, ils n’ont pas conquis toute l’Inde, ils n’ont conquis que la partie du Nord. Et ça s’est fait très lentement. Alors, il y a donc eu une symbiose entre ces populations, un peu comme les Romains avec les Etrusques. Si on gratte un petit peu, on s’aperçoit que les Romains ont apporté très peu de choses, c’était des soldats assez rustiques et tout ce qu’ils ont appris, ils l’ont appris dans les universités étrusques.
Philippe Costa : Mais les civilisations anté-aryennes n’étaient-elles pas des civilisations basées sur le culte de la mer, sur le culte des déesses ?
Alain Daniélou : Ça, c’est difficilement… Pas vraiment. Je crois que si on remonte très, très loin, si on remonte aux couches les plus anciennes qui correspondent aux populations primitives de l’Inde qui existent toujours et dont on retrouve dans des vestiges un peu partout, évidemment il y a une prédominance du principe féminin. Mais la grande religion des Dravidiennes était le Shivaïsme, qui n’était pas particulièrement simplement la déesse, mais c’est aussi le culte du phallus, le personnage extraordinaire de cette divinité.
Philippe Costa : Donc, il y a eu symbiose entre des apports de vague aryenne avec leurs cultures et leurs traditions et d’une civilisation en présence, la civilisation dravidienne. Donc, cela a donné l’Inde traditionnelle, celle à laquelle on fait référence.
Alain Daniélou : Oui. Bien sûr.
Philippe Costa : Alors, est-ce que vous pouvez la caractériser ? D’abord, ce n’est pas une civilisation monothéiste comme le sont le christianisme, l’islam ou les religions des hébreux, la religion des hébreux… C’est une civilisation polythéiste. Quels sont les dieux principaux ?
Alain Daniélou : Au fond, je crois que toutes religions fondamentalement, c’est une religion polythéiste parce que dès qu’on étudie n’importe quel aspect du monde, on arrive au bout à une sorte d’inconnaissable que l’on personnifie comme une divinité. Et l’idée de réduire tous ces aspects du monde mystérieux de l’inconnaissable en un personnage unique est un phénomène très curieux et très tardif qui fait qu’alors, on remplace une perception du divin dans la nature, dans les choses, dans les arbres, dans les astres. Pas tout d’un coup un personnage avec une barbe que l’on déclare être le maître de l’opération mais qui est un anthropomorphisme des choses. Et là, je crois que partout, le monothéisme représente une simplification et probablement une terrible décadence au point de vue de la pensée et de la philosophie. D’ailleurs, il suffit de regarder en Occident. Malgré tout, ce qu’il y a de plus important au point de vue de la pensée, c’est très, très chrétien malgré tout, que ce soit Platon ou Aristote, ou Pythagore, etc. Ce n’était pas des monothéismes.
Philippe Costa : Quels sont les dieux principaux et quelles sont les fonctions associées à ces dieux ?
Alain Daniélou : Dans le système indien qui est très théorique, on reclasse les divinités principales comme représentant trois tendances : une tendance à l’expansion qui est en même temps la création et la destruction, que l’on appelle Shiva, une tendance à la concentration, une force centripète au lieu d’une force centrifuge.
Philippe Costa : La force centrifuge est aussi une force de destruction ?
Alain Daniélou : Non, non. Qui est au contraire une force de construction, d’accumulation. La force centrifuge, oui, parce que d’abord, c’est clair, elle permet le développement des choses et ensuite leur dispersion.
Philippe Costa : Donc, on va jusqu’au bout du processus.
Alain Daniélou : Ah oui. Donc, Shiva est le dieu de la création et celui de la destruction. Tandis que Vishnou qui représente la force centripète est le dieu de l’accumulation, de la formulation des sociétés, de l’organisation, etc. Et alors forcément entre les deux, il y a une résultante qui est ce qu’on appelle Brahma qui est alors ce que dans la sanctification chrétienne, on nous ramène à une trinité similaire parce que vous avez un dieu qui engendre, un dieu père, un dieu engendré qui est Vishnou, qui se manifeste d’ailleurs dans des incarnations, Vishnou, et puis une force qui les unit qu’on va appeler le Saint-Esprit et qui est dans le principe Brahma et qui est Brahma.
Philippe Costa : Tout à fait.
Alain Daniélou : Donc finalement, on s’aperçoit que ce n’était pas des inventions. Ce sont des réalités fondamentales que dans diverses religions, on cherche plus ou moins clairement à exprimer et à symboliser.
Philippe Costa : Un mot me surprend dans ce que vous venez de dire, une appellation, Shiva serait un dieu créateur. Il y a donc une vision créationniste dans l’hindouisme ?
Alain Daniélou : C’est-à-dire création n’est pas manifestation. Il est représenté d’ailleurs comme le principe masculin qui donne la source de vie, c’est pourquoi on le représente par un emblème phallique. Donc, qu’est-ce que c’est que la création ? C’est la formulation du monde dans toutes ses diversités, dans toutes les espèces, toutes les formes merveilleuses de la création. Ce n’est pas le principe abstrait de rêve duquel les divinités sont sorties.
Philippe Costa : Ce n’est pas la création ex nihilo, c’est la formulation et la manifestation d’un principe, c’est ça ?
Alain Daniélou : Au-delà naturellement des dieux, des grands dieux et puis de toutes les variétés qu’il va y avoir, il y a au-delà de cela un principe inconnaissable qu’on appelle le brahmane qui est l’être qui pense le monde, dont le monde est une sorte de rêve. Puis, ce rêve se manifeste mais à travers des forces qui est d’abord aussi bien dans l’ordre physique puisqu’il y a des substrats. Il y a d’abord les substrats : le substrat de l’espace, le substrat du temps, le substrat de la conscience, et à l’intérieur de cela vont se manifester des forces, des énergies conscientes qui vont être les dieux et puis les esprits et les choses avec pour finir les animaux et les hommes.
Philippe Costa : En dehors de ces trois fonctions principales : Brahma, Vishnou et Shiva, est-ce qu’il y a des divinités secondaires qui sont peut-être plus accessibles aux humains ?
Alain Daniélou : Oui, il y en a des quantités et en particulier toutes les incarnations, les manifestations de Vishnou.
Philippe Costa : On parle des avatars de Vishnou.
Alain Daniélou : Des avatars, oui. L’avatar, cela veut dire descente. Pour les hindous, le Christ pourrait être un avatar de Vishnou.
Philippe Costa : Le neuvième ou… ? On ne sait pas ?
Alain Daniélou : Ça, on ne sait pas, parce que ce n’est pas très limité.
Philippe Costa : Ils ne sont pas limités à 10 ?
Alain Daniélou : Ceux que l’on vénère dans la civilisation indienne, si. Ils sont 10, mais sans parler des secondaires. Enfin, les 10 principaux.
Philippe Costa : Donc, quelles sont ces divinités secondaires et est-ce qu’elles sont uniques partout en Inde ? Autrement dit, y a-t-il un seul système, une seule vision du monde dans l’Inde ?
Alain Daniélou : Je crois, oui et non. Il y a des petites variantes, mais dans l’ensemble, il y a des préférences parce que les dieux ne sont pas des inventions. C’est là où les Européens ne comprennent pas. Ce sont des réalités dont on prend conscience. Donc à ce moment-là, on leur donne un nom. On les entoure d’une légende particulière quelquefois liée à un peu une civilisation ou à des héros, quelque chose comme ça. Mais il s’agit de découvrir les formes conscientes qui dessinent les plumages des oiseaux, les ailes des papillons. Tout cela, ce ne sont pas du hasard.
Philippe Costa : Vous venez de dire justement : découvrir. Autrement dit, il y a une appréhension graduelle de ces divinités.
Alain Daniélou : Bien sûr.
Philippe Costa : Alors, quels sont les stades de progression ?
Alain Daniélou : Des stades de progression, c’est très variable. C’est-à-dire, vous avez des sciences qui, si vous cherchez à prendre contact avec un esprit quelconque, si vous vous promenez dans la forêt et que vous essayez de prendre contact avec un esprit qui règne sur ce domaine, vous arriverez tout d’un coup à établir une espèce de contact, et ceci dans n’importe quel domaine.
Philippe Costa : Dans l’esprit, il y avait sous-jacent là la notion du rite. Et je crois, vous-même Monsieur Alain Daniélou, vous avez reçu une certaine initiation en Inde. Il y a donc encore des initiations en Inde, régulières ?
Alain Daniélou : Bien sûr. Le problème, c’est que dans le domaine du savoir, on doit toujours transmettre ce que l’on a reçu. Donc, le grand problème pour un grand lettré ou un grand Sannyasi, un grand moine qui a reçu toutes sortes de formes de connaissance est de trouver à qui le transmettre. Autrement, il le jette. Il s’est perdu. Alors de même qu’on a une espèce de devoir génétique dans l’idée indienne de continuer la vie en transmettant ces caractéristiques à des enfants, de même on a un héritage intellectuel qui est parallèle, où on doit transmettre à quelqu’un, à un disciple ou à plusieurs, certaines connaissances que l’on a reçues. Et à ce moment-là, si quelqu’un de ces grands lettrés ou de ces moines dont on a reçu des enseignements pense que vous êtes capable d’en exprimer quelque chose de réel, sans déformer, sans en faire un mauvais usage, à ce moment-là, ils vous attendent en quelque sorte. Et c’est en cela que consiste une cérémonie qu’on appelle l’initiation.
Philippe Costa : Et il n’y a pas eu de problème sachant que vous étiez, vous êtes un Occidental ?
Alain Daniélou : Il n’y a pas, c’est-à-dire, on n’est pas autre chose. Pour un Hindou, on ne peut pas changer, on est ce qu’on est par sa naissance et il est hors de question de dire que c’est pourquoi on ne peut pas changer de caste, on ne peut changer de statut. Si vous n’êtes pas né dans une famille noble, vous pourrez faire tout ce que vous voudrez, vous ne serez jamais un aristocrate.
Philippe Costa : Et vous étiez de quelle caste, Monsieur Alain Daniélou ?
Alain Daniélou : Moi, j’appartiens à la caste de ce qu’on appelle les Mleccha, c’est-à-dire des barbares. Nous sommes des barbares nés hors de l’hindouisme puisqu’on est né hors de l’Inde, mais on est des barbares qui ont des aptitudes intellectuelles pour faire leur preuve de ces choses. Et à ce moment-là, on peut recevoir une transmission du savoir et on est en quelque sorte intégré sans faire partie… comme une caste à part en quelque sorte, comme un secteur à part mais qui a sa place comme toute caste.
Philippe Costa : Y a-t-il des niveaux graduels dans les formes initiatiques en Inde ?
Alain Daniélou : Oui. Cela dépend beaucoup de à qui on a affaire. Et par exemple, il y a beaucoup dans l’Inde de ces espèces de moines errants qui sont plus ou moins des magiciens, qui ne sont pas des gens d’un grand savoir mais qui ont certains pouvoirs. Et en général, la plupart des Européens qui vont dans l’Inde, tombent sous la coupe de ces gens, ils sont dangereux puisque ce sont des gens plutôt qui se servent de leur pouvoir pour sucer la substance des gens. Donc, c’est aussi une forme…
Philippe Costa : De vampirisme.
Alain Daniélou : Oui, mais c’est aussi une forme d’initiation. Et tout dépend, il faut savoir initier à quoi ?
Philippe Costa : Et en dehors de ces personnes un petit peu hétéroclites, est-ce qu’il y a des organisations régulières en Inde qui peuvent fournir ces initiations ?
Alain Daniélou : Non, bien sûr. C’est une chose strictement individuelle et personnelle. C’est-à-dire vous pouvez s’il y a des organisations.
Philippe Costa : Et des ordres.
Alain Daniélou : Ah ! Il y a des espèces d’ordre monastique. Mais dans l’Inde, cela n’a jamais été une chose très importante parce que le moine indien est un errant, ce n’est pas quelqu’un qui vit dans un monastère.
Philippe Costa : Quelle est la structure finalement ? On est habitué, nous autres Occidentaux, à raisonner par rapport notamment au christianisme avec la structure de l’église et puis les ordres plutôt ésotériques plus ou moins monastiques ou autres. Est-ce qu’il y a l’équivalent en Inde ?
Alain Daniélou : Pas vraiment.
Philippe Costa : C’est le système des castes ?
Alain Daniélou : C’est-à-dire, il y a la caste des Brahmanes, il y a quand même les gens dont la fonction est de pratiquer les rites et de transmettre certaines formes fondamentales du savoir.
Philippe Costa : Donc, ce sont les Brahmanes.
Alain Daniélou : Ce sont les Brahmanes.
Philippe Costa : En dehors des Brahmanes qui ont besoin donc de la caste sacerdotale qui, je suppose, est considérée comme au-dessus des autres.
Alain Daniélou : Oui.
Philippe Costa : Quelles sont les autres castes ?
Alain Daniélou : Il y a les 4 groupes sociaux : il y a les Brahmanes qui sont les prêtres, il y a les guerriers qui sont les Kshatriya parmi lesquels sont les rois.
Philippe Costa : Il y en a encore des Kshatriya ?
Alain Daniélou : Mais bien sûr, tous les princes indiens en principe sont des Kshatriya, et avec les devoirs qui sont les devoirs de courage, d’honnêteté, de justice, etc. qui sont particuliers à cette caste. Puis, vous avez la caste des marchands qui est très importante et très riche, et dont la fonction aussi est de soutenir les Brahmanes et les temples. Puis, vous avez les castes artisanales et ouvrières qui sont très nombreuses puisqu’il y a des quantités de métiers et qui ont chacune leurs traditions, leurs initiations, etc.
Philippe Costa : Et les Shudras ?
Alain Daniélou : Les Shudras, c’est simplement les gens de ces 4èmes groupes.
Philippe Costa : On les dit « Intouchables ».
Alain Daniélou : Pas tous. Là, il y a confusion, c’est-à-dire 90% de la population de l’Inde sont des Shudras. Ce sont des gens qui appartiennent à des guildes, qui sont comme des compagnons. Il y en a qui sont charpentiers, il y en a qui sont architectes, il y en a qui sont ateliers.
Philippe Costa : Les métiers appartiennent à la 4ème caste.
Alain Daniélou : Oui, tous les métiers. Et il y en a qui sont musiciens, etc. Tout cela, ce sont des groupes. Cela ne veut pas dire que d’autres gens ne peuvent pas s’ils en ont la capacité ou l’intérêt pratiquer ces métiers, de même qu’il n’est pas interdit à des gens des castes artisanales de faire certaines études, mais pas comme métier. On n’a pas le droit de voler leurs métiers à des gens d’un autre groupe.
Philippe Costa : Une dernière question, oui. On parle de hors-caste.
Alain Daniélou : Oui. Ça, je crois que certains, il y a des gens qui ont commis des infractions très graves et des choses, se trouvent un peu en dehors du système social. Cela présente des inconvénients, mais je crois beaucoup moins fort que cela n’était pour les excommuniés au Moyen Age.
Philippe Costa : N’y a-t-il pas une partie des hors castes qui, justement, peuvent accéder ou dépasser les castes, accéder à un certain niveau spirituel ?
Alain Daniélou : Attention ! Parce que parmi les initiations monastiques, vous avez les grands, les Sannyasi qui sont au-dessus des castes.
Philippe Costa : Ils ne sont pas des hors castes, ils sont au-dessus des castes.
Alain Daniélou : Ils sont au-dessus des castes. Et ça alors, ce sont les plus grands savants. Les plus grands philosophes appartiennent à cette chose. A ce moment-là, ils ne font pas le métier de prêtre, ils peuvent venir. On ne peut pas leur demander leurs origines, ce sont des gens qui se consacrent au savoir et qui sont au-dessus des castes.
Philippe Costa : Vous nous avez parlé tout à l’heure de temples, de rites. On a du mal à s’imaginer en Occident que tout cela puisse encore exister. N’y a-t-il pas l’Inde moderne, occidentalisée, très technique, puis parallèlement une Inde traditionnelle que vous nous avez décrite qui est en pleine déconfiture.
Alain Daniélou : Déconfiture, je crois que c’est très exagéré.
Philippe Costa : Cette tradition se maintient.
Alain Daniélou : Bien sûr. Et beaucoup plus qu’on le croit parce que des Indiens qui sont très modernes, qui vous diront pis que pendre sur les horreurs de l’hindouisme et de la société indienne, ne marieront jamais leurs filles en dehors de leurs castes et observeront tous les rites, aussi bien pour le mariage que pour les funérailles et tout cela. Ils rentrent dans l’ordre aussitôt qu’il s’agit…
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