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Interview, datant de 2007, de Jacques Cloraec qui fut l’ami et le proche collaborateur d’Alain Daniélou où il revient sur le parcours de Daniélou et sur ce qu’il a pu lui apporter au plan personnel.

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TRANSCRIPTION

Jacques Cloarec : J’étais enseignant à Paris au tout début des années 60 et, par des amis, j’ai eu un contact à un diner chez lui. Et il était à l’époque en train de monter cet institut de musique comparée à Berlin Ouest en pleine guerre froide avec l’aide des Américains qui voulaient des pôles culturels et intellectuels dans cette ville face au monde soviétique, et il m’a demandé de le rejoindre pour l’aider dans cette tâche et monter complètement de A à Z ce nouvel institut qui était d’un esprit totalement opposé à un institut ethnomusicologique. Ce n’était pas du tout les mêmes buts de ce genre d’institut. Le projet m’a intéressé et j’ai donc été détaché de l’enseignement auprès de cet institut pendant une vingtaine d’années.

Cela dépend beaucoup des milieux. Je crois qu’Alain Daniélou a une dimension internationale beaucoup plus grande. Ses livres sont traduits quand même dans plus de 11 langues, on le trouve dans 15 pays. Je ne suis pas sûr que son frère ait la même distribution de son œuvre bien qu’il ait une œuvre aussi très, très importante. Il est connu le frère dans le cadre des milieux chrétiens et catholiques surtout, Daniélou dans des cadres beaucoup plus généraux puisqu’il s’est intéressé un petit peu à tout : le monde du Yuga, le monde de l’Inde, le monde de l’art, le monde de la musicologie. Ce sont des mondes qui connaissent très bien Alain Daniélou parce qu’il y a fait des œuvres très importantes.

Tout jeune, son père lui obtient une bourse pour aller faire des études de musique en Algérie, une mission comme cela obtenue par le Ministre pour son fils. Et cela tourne assez mal d’ailleurs parce que Daniélou se mêle beaucoup trop des musulmans. Il s’intéresse surtout à la culture musulmane. A l’époque, cette époque coloniale épouvantable, évidemment, il s’est tout de suite fait mal voir et des militaires et des blancs qui étaient à l’époque en Algérie. Donc, la mission a été assez vite écourtée, on lui a confisqué tous ses cahiers qu’il avait écrits et qui peut-être existent toujours.

Ensuite, son père lui a obtenu aussi une bourse pour aller dans une université américaine Annapolis où il a été à lycée, où il avait passé une année et où il a été vraiment très… qui a une forte impression sur son évolution par rapport aux écoles qu’il avait connu en France qui n’a rien à voir avec ces campus américains qui étaient déjà beaucoup plus libres que l’école française à cette époque.

Puis, il rencontre cet ami Suisse avec qui il va vivre pendant 38 ans, qui avait de grands moyens, qui était une personne assez riche, très riche, disant les journaux. Et au moment où il vient de recevoir une invitation d’un ami d’enfance qui était resté dans la famille Daniélou pendant que son père devenait roi d’Afghanistan, qui est l’actuel roi d’Afghanistan qui est rentré en Afghanistan et qui était en exil à Rome. Mohammed Zaher Shah qui est donc un ami d’enfance d’Alain Daniélou, il lui avait dit quand il est rentré dans son pays pour rejoindre son père « Viens donc nous voir à Kaboul ». Et Daniélou est parti avec son ami Suisse par l’Inde évidemment pour rejoindre Kaboul sans idée préconçue que des jeunes gens, des golden boys un petit peu qui partaient comme cela à l’aventure et qui ont fait des choses extraordinaires d’ailleurs durant ce voyage à Afghan. Et en partant, Gide leur a dit parce qu’ils connaissaient bien Gide : « Passez donc voir Rabindranath Tagore » qui était au fait de sa gloire, il était Prix Nobel de littérature, « Passez donc voir Tagore dans son école de Shantiniketan. »

Et les voilà partis voir Tagore et une sympathie immédiate s’est installée entre ce vieil homme et ces deux jeunes gens tant et si bien que Tagore leur a permis de revenir à l’école tant qu’ils voudraient. Et ils sont retournés pendant toutes les années 30 chaque année pendant plusieurs mois à l’école de Tagore, dont Daniélou est devenu le Directeur de l’école de musique. Ils ont même débauché une des demoiselles de Sainte Marie, Mademoiselle Christine Bossennec qu’ils ont enlevé à Madame Daniélou pour la faire devenir une collaboratrice de Tagore. Elle a d’ailleurs appris très bien le Bengali, était une grande amie de Tagore, a traduit ses textes. Christine était un personnage extrêmement important et qui a été toujours aussi très proche d’Alain Daniélou.

Donc, c’est ainsi qu’ils ont découvert l’Inde à travers Tagore. Quant au voyage en Afghanistan, il s’est drôlement passé puisqu’ils ont décidé d’aller au Kafiristan contre l’avis du Gouvernement, car c’était une région très instable où les populations qui se prétendent descendre d’Alexandre le Grand qui adore les chevaux n’étaient pas encore islamisées. Et donc, le Gouvernement central avait des problèmes avec eux et ne voulait pas que des étrangers aillent dans cette région. Je crois qu’il y a eu une autre personne qui avait été dans cette région très peu connue et il y a encore des photos au Musée Guimet de cette chose. Ils ont tourné aussi un film parce que Burnier savait manier ces instruments. Ils ont tourné aussi un film. Et cela, je ne sais pas ce que le film est devenu et qui serait très intéressant parce que de voir ces populations montagnards qui habitaient dans des endroits insensés, Daniélou le raconte beaucoup dans ses mémoires.

Et de Tagore, et ils ont commencé à voyager en Inde, à découvrir ce pays et ont été absolument fascinés par l’Inde, par sa culture, par sa civilisation. Et en 36 – 37, ils ont fait un grand tour du monde. En passant en Inde, ils ont trouvé un palais à louer à Bénarès pour trois fois rien sur les bords du Gange totalement en amont de la ville et ils se sont installés quelque temps dans ce palais. La peste est arrivée, ils ont dû fuir d’ailleurs. Puis tout d’un coup, la guerre est arrivée et ils sont restés là. Et les Anglais n’ont pas fait d’embêtement à Burnier puisqu’il était Suisse, mais Daniélou normalement aurait dû être mis dans un camp, camp de la France, c’est devenu partie de l’axe et ils ont gentiment accepté que Daniélou soit oublié dans Bénarès à condition qu’il ne sorte pas de la ville indigène où les Anglais ne mettaient jamais les pieds.

Il s’est trouvé coincé comme cela avec son ami dans ce palais sur les bords du Gange pendant toute la guerre et c’est à ce moment qu’il s’est dit : « Qu’est-ce que je vais faire ? » Alors lui qui était plutôt un artiste qui peignait, jouait du piano, avait fait de la danse, tout d’un coup, s’est mis à apprendre le hindi, le sanskrit, à jouer de la vina. Il a appris à un maître de vina avec lequel il a travaillé pendant 6 ans. C’est un des instruments les plus difficiles, un instrument à cordes de la musique indienne. Donc, il est entré complètement dans la culture et la civilisation indienne et a été pris sous l’aile d’un gourou, d’un maître philosophe indien extrêmement vénéré encore aujourd’hui à Bénarès qui s’appelait Swami Karpatri, qui a bien voulu répondre à toutes ses questions quand il était de passage à Bénarès puisque c’est des moines itinérants et qui était un des grands chefs religieux hindous de l’époque. Et Daniélou considère que toute son éducation a été faite à ce moment-là et que tout ce qu’il a appris, il l’a appris des hindous.

Et ce personnage a fait une chose qui est très, très rare et qui n’existe pas dans l’hindouisme, c’est-à-dire qu’on ne peut pas se convertir à l’hindouisme. Mais comme Daniélou avait depuis longtemps renoncé à la religion de sa famille et n’était absolument plus ni catholique, ni chrétien, ce gourou indien Karpatri a demandé à ce qu’il devienne hindou. Donc, ils ont été tous les deux…

Interviewer : Shiva Sharan.

Jacques Cloarec : Shiva Sharan, c’est-à-dire le protégé de Shiva et son ami Harsh (0 :08 :51) Sharan le protégé de Harsh qui est aussi un des noms de Shiva.

Donc Daniélou raconte cette cérémonie qui se fait dans la forêt, qui est une sorte de baptême en quelque sorte et il s’est tout à coup complètement intégré à la société indienne : vêtu à l’indienne, faisant son bain dans le Gange tous les jours, ayant appris toutes les règles aussi de sanitaire, les règles de purification des hindous, bien que se considérant par force parce qu’il était né hors de l’Inde comme une personne de caste très, très basse puisque les étrangers sont considérés de la caste des Mleccha, c’est-à-dire des barbares. Mleccha est d’ailleurs devenu en langue hindi, c’est presque une insulte en fait. Mleccha, c’est vraiment le teigneux, l’étranger. Mais c’est sa caste, ce qui ne l’a pas empêché d’étudier auprès des pandits et des brahmanes, à condition de suivre certaines règles évidemment de végétarienisme, de ne rien toucher en allant dans la maison, de ne pas s’asseoir sur un siège plus haut que son maître, toutes les règles de la bonne société traditionnelle indienne. Bénarès est le centre de cette culture traditionnelle hindou. Il y a énormément de brahmanes extrêmement savants qui sont très, très peu approchables par le milieu occidental qui les ignore complètement parce qu’ils ne parlent que hindi et sanskrit. Il y a des revues en sanskrit, je veux dire, ce n’est pas une langue morte comme le latin. Donc, Daniélou a écrit dans ces ouvrages, a beaucoup participé. Il a traduit des articles en hindi et a participé à un mouvement culturel fondé par ce Karpatri qui s’appelait « le Dharma Sangh ».

Interviewer : On a dit d’ailleurs de Daniélou qu’il était lui-même un peu comme une espèce de brahmane. Je crois qu’il a participé sur l’aspect politique à une forme de prise de position pour l’indépendantisme.

Jacques Cloarec : Oui, bien entendu.

Interviewer : Et puis, il n’était pas très, très d’accord et presque un peu hostile à Gandhi.

Jacques Cloarec : Ah ! Tout à fait.

Interviewer : Qu’il aurait été tué par un…

Jacques Cloarec : Un brahmane, oui.

Non. Daniélou ne s’est jamais mêlé directement de politique puisqu’en tant qu’étranger, il trouvait que ce n’était pas son rôle de se mêler de la politique du pays. Donc, il est intervenu seulement sur des questions culturelles et participait à ces mouvements sur la question culturelle. Mais n’empêche qu’il était très proche de ces milieux orthodoxes, et dans ces milieux orthodoxes, il y avait des milliers d’intégristes qui sont très différents. Je veux dire, il y avait toute une mouvance qu’on appellerait « extrême droite » ici, mais qui ne correspond pas du tout aux classifications que nous pouvons avoir entre les intégristes, les orthodoxes et autres formations. Lui-même s’est tenu toujours en retrait de ces formations politiques, bien entendu, mais a beaucoup aidé à expliquer le comportement des Occidentaux évidemment qu’il connaissait bien et la façon de réagir des Occidentaux vis-à-vis de ce problème. Et il était lui-même très lié à la famille Nehru. Quand Nehru est sorti de prison où l’avaient mis les Anglais, sa première tasse de thé, il l’a pris avec Alain Daniélou chez des amis dans les montagnes Almora où il était en prison. Il connaissait bien Indira Gandhi et j’ai des lettres d’Indira Gandhi qui le remercie pour un livre qu’il lui adressait. J’ai des lettres de Rajiv Gandhi, son fils qui était aussi assassiné. Donc, il avait des rapports courtois et en même temps extrêmement critiques à l’égard de la famille Nehru qui voulait socialiser le pays et qui était très lié au socialisme anglais. Nehru était un avocat du barreau de Londres. Jinnah aussi d’ailleurs, le Président du nouveau Pakistan quand il y a eu l’indépendance. Tout ce monde était des avocats du barreau de Londres qui était très, très contraire à l’idéologie des orthodoxes évidemment qui souhaitaient conserver la société traditionnelle indienne. Jusqu’au point où Nehru avait dit à Daniélou qui le cite dans ses mémoires « Nehru m’avait dit : vous vous intéressez à tout ce que nous voulons détruire ». Ce qui est assez acerbe.

Quand à Gandhi, Gandhi était d’une part extrêmement puritain, ce qui est juste le contraire de Daniélou, connaissait très peu l’Inde en fait. Et même le film de Dominique Lapierre « Cette nuit la liberté », on voit à un certain moment Gandhi et sa femme qui s’habillent en indiens, il met un turban un petit peu de travers pour aller visiter l’Inde parce qu’au début du film, on le voit quand même avec des chemises à col à coin cassé, amidonné et en redingote. Il est un avocat du barreau de Londres qui pratique en Afrique du Sud, et en fait connaissait très, très mal la société traditionnelle des hindous et a voulu la changer. Et Daniélou était évidemment très contre les points de vue de Gandhi qui voulait aussi avoir des démolisseurs pour aller abattre les statues érotiques des temples par exemple qu’il trouvait choquantes. Donc, il a des textes dans ses livres assez forts contre Gandhi qui font que beaucoup de gens sautent en l’air puisque Gandhi est devenu presque un saint pour certaines personnes.

D’un autre côté, toujours si on se réfère à ce film et à cet ouvrage, on voit à la fin, on se rend compte que Gandhi lui-même se rend compte que toute fondation est un échec puisqu’elle arrive à la partition de l’Inde et à l’une des migrations les plus importantes jamais existées sur la terre, c’est 20 000 000 de personnes qui ont été déplacées et des millions de morts. Cette partition était une folie totale. Et ceci, c’est à la suite des efforts de Gandhi et de ses théories qui, apparemment, n’ont pas eu de résultat. Et je crois que Gandhi s’en était aperçu et en était désespéré d’ailleurs puisqu’il croyait bien faire. Ce n’est pas une personne de mauvaise volonté.

Il a eu un problème terrible avec sa mère, je crois, et jusqu’à très tard, j’ai essayé justement de le calmer. Jusqu’à très tard, je dirais presque qu’il avait une haine de sa mère. Il l’explique très bien dans ses mémoires sur la façon dont il avait été élevé parce que Madame Daniélou était tellement furieusement catholique que Dieu passait avant tout, y compris avant ses enfants. Et j’ai même retrouvé un poème qui est cité dans les mémoires où elle le dit très net et très clairement qu’avant tout, il faut n’aimer que Dieu et que le reste vient après. Et Daniélou semble avoir terriblement souffert de cette attitude de sa mère et je lui ai dit : « écoutez, votre mère est morte depuis 20 ans, vous continuez à avoir cette agressivité contre elle ». J’ai dit : « Il est temps de faire un peu le point ». Et à partir de ce moment-là, il a été un peu moins révolté. Je pense que certainement, cela a eu une influence sur son… D’abord, il a été presque chassé de la famille puisqu’il y a aussi la question de son homosexualité, bien entendu, qui gênait beaucoup la famille surtout à cette époque, et comme il ne s’en cachait pas vraiment, à un certain moment, il a dû se débrouiller tout seul. A 20 ans, il se retrouvait sur le pavé de Paris. Et c’est à ce moment-là qu’il se mêlait avec le groupe de Sauget, de Max Jacob, Maurice Sachs. Tous ces gens-là qui vivaient à l’hôtel Nollet étaient tout un groupe, auquel il s’est mêlé à ce groupe artistique où il a très bien connu Jean Cocteau, Jean Marais, tous ces gens-là. Mais ça, c’est l’époque des années 30. Donc, il a commencé à faire de la danse, à étudier avec les filles du Moulin Rouge dans ces studios soliers, je crois, à Pigalle et participait vraiment au groupe artistique et littéraire de cette époque.

Mais je ne crois pas que son allergie, ses difficultés avec sa mère soient responsables ni de son installation en Inde, ni de son adoption de la religion hindoue. Je crois que c’est beaucoup plus raisonné. Je crois que c’est parce qu’il y a trouvé une forme de philosophie, une forme de pensée qu’il a trouvé nettement plus évoluée et plus adaptée à sa nature que celle qu’il avait reçu en Occident. Il le dit quelque part d’ailleurs qu’il est toujours prêt à remettre tout en question sauf ce qu’il a compris et essayait de transmettre de l’hindouisme shivaïte qu’il trouve qui ait la forme de pensée et de philosophie qui a été le plus loin dans la recherche de la connaissance et de la compréhension du monde.

Ces caractéristiques sont principalement d’abord l’absence totale de prosélytisme et cette acceptation de la différence. Je veux dire, il n’y a jamais de règle générale qui puisse s’appliquer à tout le monde de la même façon. Donc, chacun, c’est en quelque sorte une religion à la carte. Ce n’est pas une religion du livre, ce n’est pas une religion du dogme absolument, ni prosélyte, ni du dogme. Jamais un ado vous dira de vous convertir. Là-bas, ils n’acceptent pas qu’on se convertisse et votre religion, vous la gardez. Et ils disent : « vous avez votre religion, vous serez donc sur une voie particulière pour essayer d’approcher Dieu et de comprendre le monde le mieux possible, et nous, nous sommes sur une autre voie, donc nous avons des chances d’arriver à des conclusions tous les deux plus profondes parce que nous sommes dans des domaines et avec des façons de penser différentes. » Donc au contraire, ils sont presque heureux qu’il y ait d’autres religions qui permettent justement une recherche plus approfondie de cette connaissance du monde. C’est, je crois, les principales caractéristiques de cette religion et ce qui fascinait Alain Daniélou.

Alors, il faut bien tenir compte aussi d’un autre problème, c’est que l’Inde et l’Occident sont deux sociétés qui sont basées sur des principes absolument différents. L’Inde est une société solide avant tout et qui s’intéresse justement à la solidité du groupe, à la solidité de la famille, à la solidité avant tout. Tandis que l’Occident est surtout soucieux de liberté, c’est-à-dire la liberté individuelle est une chose et les deux choses sont un petit peu incompatibles. Vous ne pouvez pas avoir à la fois votre liberté individuelle et avoir une société solide. Et on voit bien les résultats d’ailleurs, c’est-à-dire que le système des castes perdure en Inde, la société est assez stable finalement. Alors que dans notre Occident, la société est en train de se désagréger complètement. Je veux dire, la famille monoparentale est en train de devenir la principale forme de société occidentale et la liberté de chacun est évidemment beaucoup plus grande qu’en Inde.

Absolument. C’est pour cela que quand il est arrivé ici, il a été sidéré parce que de chez les disquaires, il y avait la musique folklorique. Il y avait des Billoux bretons ou des berceuses corses et puis des musiques des pays d’Orient mélangées d’une façon incroyable parce qu’il y a aussi de la musique folklorique dans ces pays bien entendu, mais elle n’a rien à voir avec la musique classique. Donc, il fallait absolument faire reconnaître. Et lui disait : « la peinture chinoise est reconnue comme de la grande peinture, les estampes japonaises, tout le monde les apprécie. Pourquoi est-ce que la musique est si mal traitée ? »

Donc, l’UNESCO a très bien compris son propos et l’a beaucoup aidé, d’abord en lui proposant justement de faire ses collections. Ensuite, on a fait de très grands meetings internationaux à Berlin. On a fait venir toute la musicologie internationale justement pour les former et leur faire comprendre ce qu’il fallait faire pour ce développement et cette réévaluation de ces musiques d’art en Occident. Cela a très marché, on a eu beaucoup de résultats sur ce plan, bien entendu.

Et c’est pour cela que je disais au début que ces instituts n’étaient pas des instituts d’ethnomusicologie parce que Daniélou trouvait absolument absurde d’étudier ces musiques à partir d’un vocabulaire occidental : avec nos notes, nos fa dièse et nos petits pour les musiques d’art de la vie, cela ne veut rien dire, elles ont leur propre système. Donc, notre principe à l’institut n’était pas d’étudier ces musiques, c’était de les promouvoir et de faire à ce qu’elles puissent se conserver et qu’elles puissent continuer. C’était un point de vue beaucoup plus artistique que scientifique. Et Daniélou s’est toujours considéré beaucoup plus comme un artiste que comme un scientifique, je veux dire. Et dans tous ces livres qui concernent l’Inde, il précise toujours que ce n’est pas ses idées, ce n’est pas ses points de vue qu’il exprime dans ses livres. Il considère qu’il a eu la chance de vivre dans une société traditionnelle hindoue comme s’il avait été transporté dans l’Egypte des Pharaons. C’est lui qui le dit, donc de se trouver tout d’un coup transporté dans un monde complètement différent de tout ce qu’il avait connu avant et il a pensé que son devoir était de témoigner. Dans tous ses livres, il dit : « Je témoigne de ce que j’ai vu, de ce que j’ai entendu et de ce que je crois avoir compris de cette civilisation. Maintenant, peut-être que quelqu’un d’autre qui fera un autre parcours la verra différemment, mais moi, c’est ce que je sais. C’est mon point de vue. Un artiste témoin en plus parce qu’il était très sensible, c’était un esthète, je veux dire, et c’est peut-être aussi un élitiste. Ce qui maintenant est parfois considéré comme péjoratif, mais enfin, il ne s’en cachait pas.

Absolument. C’est pour cela que le nouvel instrument là, le sémantique Daniélou intéresse beaucoup les musicothérapeutes parce que comme les notes que donnent cet instrument sont d’après les théories de Daniélou des notes qui ont un effet direct sur la psychologie sur notre cerveau parce qu’elles sont des notes justes en quelque sorte. C’est l’intonation juste et elles ont un effet particulier. Chaque note a un effet particulier sur notre cerveau. Donc, comme c’est des notes extrêmement précises dont on a les valeurs exactes, on peut très bien faire des mesures et savoir quelles influences il peut avoir sur le plan de la musicothérapie naturellement. C’est pour cela que beaucoup de musicothérapeutes voudraient très bien pouvoir se servir de cet instrument pour faire ce qu’ils ne peuvent pas faire avec le système tempéré.

Un ami m’a donné un petit peu la réponse. Il m’a dit d’abord que c’était la personne la plus complexe qu’il ait jamais rencontré dans sa vie. Et moi-même, je me suis aperçu que l’on ne pouvait donner aucune qualité ou aucun défaut à Alain Daniélou sans s’apercevoir tout de suite après qu’il avait le défaut, la qualité opposée. C’est-à-dire que c’était une personne… mais je crois que c’est une technique hindoue qui remettait tout en permanence en question. Sur ce plan, on peut dire qu’il était révisionniste au maximum, c’est-à-dire que rien – dans le bon sens, j’entends – rien de ce qui est établi ne lui semblait vraiment établi. C’était ce qui était établi à l’instant, mais que si on l’envisageait sous une autre manière, cela pouvait changer complètement l’idée qu’on en avait. Et donc, et c’était très fatigant dans la vie courante, il remettait toujours tout en question.

L’art, la beauté, il était très sensible à la musique. Je veux dire, il adorait se mettre à son piano et puis il jouait du Schubert. Comme en Inde, il se mettait un à sa vîna pour interpréter un raga adapté à l’ordre du jour. Je pense que c’est quelqu’un qui… l’expression esthète me vient encore à l’esprit. Mais comme je vous dis, c’est très, très difficile de, je crois qu’on parle d’inclassable. Sur ce plan, c’est vraiment très difficile de le définir. D’un autre côté, ce que j’aurais pu dire dès le début de cette interview, je ne suis pas moi-même un spécialiste de l’Inde, mais tout ce que je raconte, je suis moi aussi un peu le témoin d’avoir été près de Daniélou pendant 32 ans et de répéter un peu de ce que j’ai compris de lui et de ce qu’il m’a inculqué en quelque sorte.

Il a été absolument sidéré des sculptures des grands temples de Khajurâho, Bhûvaneshwar et Konârak quand il y est allé avec son ami photographe, qu’ils ont vu ces scènes absolument peu étonnantes avec des bêtes, avec des accouplements de 4 – 5 personnes. Il y a toutes les représentations érotiques possibles. Et de voir ces représentations sur ces temples qui étaient évidemment des choses que les Anglais déconseillaient d’aller voir surtout à cette époque victorieuse, une forme de censure terrible, ils ont voulu. Et en plus la qualité de la sculpture parce que Burnier a fait un livre publié chez Berès là et qui s’appelle « Visage de l’Inde médiévale » où on voit la qualité de ses sculptures. C’est d’une beauté extraordinaire, ce sont des artistes absolument fantastiques. Donc, ils ont voulu faire connaître cette forme d’art et cette liberté qui correspondait justement à cette tolérance des hindous. Je pense que sa première approche, c’était de vouloir montrer que cette civilisation était loin des tabous de la société occidentale.

Interviewer : Vous portez vous-même, Jacques Cloarec, un pendentif dont il est dit à un moment donné qu’Alain Daniélou avait un petit phallus d’or et c’est d’un côté affiché. Il me semble que c’est un phallus ailé.

Jacques Cloarec : Voilà. C’est un petit phallus ailé que j’ai là. Alors, ce sont des reproductions d’un bijou qui a été trouvé à Pompéi et qui était comme dans toute l’Antiquité, le phallus était un symbole de chance, de fortune, d’où ces petits bijoux. Et il en avait fait deux et il m’en avait donné un quand on s’est connu. Et lui, il le portait toujours sur ses très élégantes cravates écossaises où qu’il aille tout le temps, et moi, par discrétion évidemment, je gardais le mien sous ma chemise. En plus, il m’a donné l’autre collier qui s’appelle « les yeux de Shiva », c’est Rudraksha, c’est une graine qui représente les yeux de Shiva. Donc, il portait ces deux colliers très en évidence et quand il est mort, je me suis dit : « il faut que je continue la tradition ». Beaucoup de personnes pensent que cela peut avoir un rapport avec le fait de l’homosexualité d’Alain Daniélou, et en fait, cela ne l’a absolument pas, c’est le symbole que les Shivaïtes doivent tous porter. Et j’ai même une photo de Rajiv Gandhi avec un sexe masculin qui lui est dessiné sur le front. Les Shivaïtes portent toujours un linga qui est le symbole de Shiva parce que tout simplement, c’est un symbole qui représente tout ce qui nous est agréable sur la terre, tout ce qui est important pour nous sur la terre. C’est-à-dire, c’est l’organe de la reproduction, notre seule continuation selon les hindous et la source du plaisir.

En plus normalement, puis cela c’est un bijou romain, donc il est différent. Mais dans la représentation indienne, il n’y a pas que le linga, il n’y a pas que le sexe masculin. Il y a aussi le Yoni le sexe féminin. Et c’est tout le contraire du machisme parce que le sexe masculin sort du yoni, il émane de la mère, de la matrice et il en sort. Bénarès est couvert de cette représentation et tous les temples shivaïtes contiennent le linga de Shiva naturellement.

Interviewer : Il y avait un côté déraisonnable.

Jacques Cloarec : Il y avait un côté déraisonnable par certains moments et il y avait un petit peu… Et effectivement les personnes qui l’ont connu à la fin de sa vie, il a été très âgé, il donnait l’impression d’une personne extrêmement calme, extrêmement sage. Mais moi qui l’ai vu Directeur de cet Institut à Berlin, c’était une personne très agitée et très dure quelquefois, qui avait des réactions violentes effectivement. Puis en même temps, c’est un monsieur qui conduisait ses Porsche à 250 à l’heure sans le moindre problème, qui n’avait rien contre le modernisme malgré son côté orthodoxe. D’ailleurs, il explique fort bien que l’hindouisme et particulièrement la forme shivaïte est une forme de religion qui est particulièrement adaptée à l’esprit du monde moderne, alors qu’elle ne l’était pas du tout à l’esprit du siècle dernier qui était un siècle industriel. Mais le siècle de l’informatique et du numérique est beaucoup plus adapté aux formes de pensées de ces religions et de ces philosophies indiennes, beaucoup plus adapté et c’est pour cela d’ailleurs que les Indiens deviennent des super producteurs de logiciels parce que ce sont des techniques qui conviennent beaucoup mieux à cette civilisation.

On ne peut pas dire qu’il était de gauche, cela, c’est sûr. Il s’est frotté plutôt à des mouvements de droite certainement. Il a collaboré avec Alan Benoît pour sa revue Elément par exemple. Mais j’ai une lettre de lui où quand Alan Benoît lui demande justement s’il veut participer à Elément en tant que membre régulier de la revue. Daniélou lui fait une réponse justement où il lui dit très clairement que la formation qu’il a eue en Inde et les idées que représentent les mouvements politiques occidentaux ne correspondent pas du tout aux classifications qui étaient les siennes dans le monde indien et que donc, il ne trouve pas que cela correspond à ses idées, à lui-même. Et puis il ajoute « puis il y a certaines questions que j’aimerais vous poser qui me préoccupent ». C’étaient donc certaines questions de l’extrême droite française qui le gênait. Donc, c’est très clair. Et en même temps, il trouvait des informations importantes parce qu’il trouvait que le Revue avait des informations importantes. Particulièrement. Il le félicitait pour une très bonne traduction de Nietzsche qui, finalement, lui convenait alors que les traductions qu’il avait lu avant ne lui avaient pas donné une impression intéressante par exemple.

J’ai connu Daniélou en 62 et le Cardinal en 72, je crois. Et moi, je n’ai jamais entendu que le Cardinal appelle ou qu’il appelle son frère, pas du tout. Et quand on venait à Paris, on allait très souvent voir sa sœur Catherine Izard qui était la femme de l’académicien Georges Izard, l’Avocat, je n’ai jamais vu non plus le frère, le Cardinal qui était là alors que… Mais d’un autre côté, ils n’avaient aucune opposition. Et un jour, c’est Jean Maheu, c’était l’ancien directeur de l’UNESCO, a demandé justement à Catherine Izard d’organiser un déjeuner entre les deux frères en pensant que ce serait très, très intéressant. Et Daniélou, on est rentré en disant : « Non, ce n’était pas intéressant du tout. Mon frère avec cette histoire de dogme, il est toujours bloqué. Arrivé à un certain point, il ne peut pas discuter de la chose, sinon il va perdre son job », disait Daniélou. Il disait, et en plus, il a voulu rentrer en métro, mais comme je ne prends jamais le métro, il m’a offert un billet de métro autant de pris sur l’église qu’ici.

Interviewer : C’est vrai qu’il aurait pu avoir une espèce de voyage à deux.

Jacques Cloarec : Oui. Daniélou est assez déçu. Alors, je ne sais pas ce que Maheu en a pensé, mais d’un autre côté, dans ses mémoires, il a une très, très belle page sur la mort de son frère. Très, très belle page, très émouvante où il soutient son frère dans cette terrible affaire de sa mort où il pense d’ailleurs que les suppositions qui ont été faites sont fausses, il est étendu raide mort sur le palier de la dame. Et donc, on a imaginé tout ce qu’on voulait, mais les gens qui connaissaient le Cardinal, tous ont eu l’impression que c’était une… totalement. Dans le même temps, il explique que selon la théorie hindoue, il aurait été voir cette dame pour avoir des relations sexuelles. Lui, cela ne lui aurait absolument pas choqué, mais qu’il pense que ce n’était pas le cas et qu’il était mort un peu comme les saints sur les crachats de la foule et que c’était une mort en même temps assez extraordinaire parce Daniélou dit : « La volonté de Dieu est quand même extraordinaire, parce que le Cardinal serait mort dans le taxi, 5mn avant qu’il l’amenait là où 5mn après, il ne se serait rien passé ou même dans la chambre de la dame vraisemblablement, il ne serait rien passé, mais il a fallu que ce soit en public. » Donc, il y a cela aussi qui était d’une part extraordinaire. D’autre part, lui-même étant homosexuel, étant rentré de l’Inde avec son petit chignon d’hindou qui était quand même dans les années 58, il n’y avait pas encore beaucoup d’hippies avec des chignons et qu’il peut faire la télévision avec son chignon d’hindou, il n’était pas sans surprendre. Et dans cette famille extrêmement de l’establishment, il était quand même la personne par qui risquait d’arriver le scandale du fait de son homosexualité. Puis tout d’un coup, boum, c’est le frère qui était le saint de la famille qui se termine dans le plus grand des scandales. Il disait : « vraiment les dieux sont imprévisibles »

C’est-à-dire que dans « La fantaisie des Dieux et l’aventure humaine », il reprend les textes du Sâmkhya indien pour expliquer les différents yugas, c’est-à-dire les différentes 4 périodes que l’humanité subit à chaque cycle. Donc son livre est simplement la traduction en quelque sorte de cet ouvrage avec les signes qui indiquent dans quel yuga on se trouve. Effectivement, d’après ce livre, nous sommes en plein Kali Yuga et tous les signes sont là pour nous montrer que l’homme est en train d’aller à sa perte et que non seulement cela, mais qu’il n’est pas très optimiste et qu’il n’y a pas grand-chose à faire, simplement on peut retarder l’échéance. C’est ce qui est exprimé dans ce livre. Et curieusement, ces textes qui sont très anciens, parlent d’éléments qui correspondent exactement à ce qui se passe maintenant. Par exemple : on tuera les enfants dans le ventre leur mère, on vendra des livres sacrés au coin des rues et on vendra de la nourriture pré cuite. Ce sont trois par exemple des exemples qui sont donnés dans ce livre qui est très, très ancien pour indiquer que nous sommes dans cette période des Kali Yuga. Et quand j’étais en Inde dernièrement, j’ai été très surpris justement de voir combien les Indiens n’ont aucun doute là-dessus. Ils sont complètement conscients qu’on est dans cette période finale et qu’on va à notre perte par la façon avec laquelle on maltraite notre terre.

Alors, il côtoie Guénon quand Guénon est au fait de sa gloire et habite en Egypte, et lui-même est déjà entré dans le monde hindou et a déjà traduit des textes. Et il y a de coupures de presse avec des articles de Guénon qui porte un jugement extrêmement favorable sur les écrits de Daniélou et ils entrent en correspondance à ce moment-là. Et Daniélou décide d’aller voir Guénon en Egypte. Puis, je ne sais plus pourquoi, cela n’a pas été possible. Guénon, lui, refusait absolument de venir en Inde, donc finalement la chose ne s’est jamais faite. Cette correspondance, je l’ai donné à la Fondation Cini à Venise qui en a fait un livre « Correspondance d’Alain Daniélou et de René Guénon » où il y a des parties très intéressantes justement des points de vue des deux personnages dans lequel il faut tenir compte que Daniélou était un jeune chercheur qui démarrait et que Guénon était à la fin de sa vie pratiquement.

Daniélou disait toujours que dans les penseurs occidentaux qui avaient écrit sur l’Inde, le seul qui avait créé un livre qui l’intéressait sur l’hindouisme, c’était Guénon « Approche des doctrines hindoues », je crois que c’est le titre si je me rappelle bien. Il n’était pas question qu’il enseigne. Et en même temps, il suivait terriblement les théories qu’il exprime dans son livre que moi, je trouve le meilleur qui est « Les 4 sens de la vie » où il explique la conduite qu’on doit avoir dans sa vie suivant les hindous. C’est-à-dire que le maître n’impose jamais rien. Il répond aux questions de l’élève. C’est l’élève qui vient vers le maître et qui demande à être accepté par le maître. Le maître lui répond quand on lui pose des questions, mais il n’enseigne pas. Et pour les hindous, l’enseignement ex cathedra devant un parterre de gens qu’on ne connaît pas intimement est une aberration vraiment totale. Et le problème pour les élèves, c’est justement de trouver un gourou qui les accepte et qui soit sûr d’eux. Et quand le gourou trouve des élèves qui ne sont pas suffisamment formés, il est capable de jeter sa bibliothèque dans le Gange plutôt que de leur transmettre parce qu’elle ne sera pas dans des bonnes mains et elle risque de faire plus de dégâts que de biens.

Daniélou avait cette attitude, et moi, je n’ai jamais eu l’impression d’être son élève, d’être son disciple du tout. Et à la fin de sa vie, après sa mort, je me suis aperçu qu’il m’avait effectivement concédé et transmis mais justement sous cette forme pas du tout d’enseignement, c’était moi qui devais demander : mais enfin, comment ça se passe ? Mais pourquoi, mais pourquoi, mais pourquoi ? Or comme je suis bavard comme vous pouvez le voir, j’ai eu beaucoup d’informations et ce qui m’a permis quand je suis allé en Inde après sa mort d’avoir l’impression de rentrer à la maison.

C’était quelqu’un d’extrêmement disponible, c’est-à-dire qu’il était prêt à recevoir le monde entier, il s’intéressait à tout le monde. Il entrait facilement en contact avec les gens. Là-bas, il y a des histoires très drôles qu’il racontait dans les deux livres, c’est qu’un jour, Jean Chalon, je crois, décide qu’on pourra rencontrer Julien Green. Donc, on est allé boire un doigt de porto chez Julien Green et il y avait Julien Green, son fils adoptif, Daniélou et moi. On pensait que ces deux messieurs auraient eu quelque chose à se dire, cela a été absolument une discussion mondaine qui a duré peut-être demi-heure, trois quarts d’heure. Et Daniélou est rentré de là « quel ennui ! Quelle barbe ! » et est monté dans un taxi, il n’a pas arrêté de parler avec le conducteur comme s’ils étaient amis depuis 10 ans et qu’ils s’étaient toujours connus, en se posant des questions, une discussion forte animée et forte intéressante. Il est rentré tout content à la maison. Et ce qui est drôle, c’est qu’ayant mis cela dans ses mémoires, Julien Green dans son journal dit : « Daniélou se plaint de cette réunion. Mais moi, je ne peux pas parler quand on n’est pas en tête à tête ou quelque chose comme cela », dit-il enfin, pour s’excuser de ce… Cela, c’est assez drôle qu’il y ait la réponse de Green dans son livre.

Il avait une puissance. Il attirait les personnes qui étaient sous son charme, et pourtant, il ne parlait pas tellement, à part avec le taxiste. Il ne parlait pas tellement pendant les repas. Non, il attendait beaucoup qu’on lui pose des questions. A un certain moment, moi le premier, Pierre Berès, l’éditeur d’Hermann aussi lui ont dit : « Ecoute, il faut vraiment que tu écrives tes mémoires parce que tu as une vie tellement intéressante, tu as rencontré tellement de gens intéressants que cela serait dommage de perdre tout cela. Il n’était absolument pas d’accord parce qu’il était un peu comme les gourous indiens qui, quand ils deviennent Samnyâsi, ils quittent leur famille, ils changent de nom, un peu comme les moines aussi qui changent de nom. Tout leur passé disparaît complètement et ils entrent dans un autre monde. Il y a même une cérémonie funéraire, je crois, pour les moines et avec des anciens.

Daniélou avait un peu ce côté et il considérait que tout ce qu’il faisait, sa personnalité et sa famille, était assez furieux d’un livre où on parle justement de son gourou Karpatri. On a aussi fait une biographie de Karpatri parce qu’il trouve que c’est contraire à l’esprit indien. Tout ce qu’il a été avant, cela n’existe plus. Et donc, Daniélou n’avait absolument aucune envie d’être mis en vedette lui-même, mais il considérait une dette énorme vis-à-vis de l’Inde de devoir expliquer au monde qu’est-ce que c’était véritablement que l’hindouisme. Et je pense que c’est un peu, moi étant son successeur dans la gestion de son œuvre, je prends un petit peu la suite en considérant qu’il présente à l’Occident une société multi culturelles, multi religieuses, multi ethnique qui a eu les problèmes d’insertion de peuples extrêmement différents depuis 6 000 ans jusqu’aux derniers qui se sont installés chez eux, à savoir le Dalaï-lama. Le Dalaï-lama va se réfugier dans le pays qui contient déjà 1 milliard d’habitants et y est bien accepté. C’est quand même un pays qui a l’habitude de flux migratoires. Il y a les Parsis qui sont arrivés de Perse, il y a les premiers Juifs, les premiers chrétiens qui étaient là-bas. Donc, c’est une société qui a beaucoup à nous apprendre à nous qui sommes dans une position où il n’y a pas grand monde qui a des idées sur ce qu’il faut faire devant les flux migratoires qui sont en train d’arriver dans nos pays. On ne voit vraiment pas de solutions.

Et je me dis : « c’est quand même important qu’un pays qui a déjà eu cette expérience soit connu, étudié et qu’on en tire profit. Je ne dis pas qu’on doit recopier parce qu’on n’a pas la même histoire, mais en même temps, c’est une source d’information et en quelque sorte un modèle pour essayer de trouver des solutions, et apparemment, on ne le fait pas. Il n’y a pas beaucoup d’autres Indianistes à part Daniélou qui ont fait ce travail. Et je pense que c’est ce que je crois qu’il est intéressant de faire, que Daniélou reste comme étant la personne justement qui a pu mettre à disposition des gens qui désirent s’informer ses connaissances de l’Inde, en dehors de son côté fantaisiste, provocateur. Et je dis : « lui-même en tant que personne veut bien se retirer derrière son œuvre et cette grande civilisation qu’il essaie de représenter ».

« Chemin du Labyrinthe », c’est le livre le plus facile et le plus amusant, le plus étonnant. C’est évidemment ce livre qui raconte sa vie et qui avait donné de droit à un Apostrophe qui avait eu les honneurs de la presse parce que Poirot Delpech parle de « Quand apostrophe vole haut, Lacroix disait que c’était un des meilleurs apostrophes dont le thème était le bien et le mal. C’est apostrophe qui a eu lieu juste à la sortie du livre avait lancé terriblement ce livre qui, maintenant, a plus d’un quart de siècle puisque c’était en 81 et continue à être dans les librairies en France, a été réédité par Rocher, qui le réédite encore à l’occasion de cette commémoration en Novembre et qui vient d’être traduit en Italien et en Espagnol. Alors, c’est vous dire alors que Daniélou n’est quand même pas tellement connu en Italie et encore moins en Espagne. C’est un livre qui, malgré son âge, n’est pas seulement une autobiographie, la preuve, qu’elle intéresse encore autant de gens parce que c’est aussi… On avait voulu l’appeler « La Liberté d’être » parce que c’est le parcours d’un homme libre. Donc, un livre grand public si j’ose dire.

Après, on entre dans les livres qui sont les livres qui concernent la religion. Alors là, il en a fait plusieurs dont le principal qui est la Bible et qui date des années 60 et qui est éditée partout en anglais, en français, en Dieu sait quelle langue et qui est « Le Polythéisme hindou » dont on a changé le titre qu’on appelle maintenant « Mythes et Dieux de l’Inde ». Cela, c’est tout le panthéon hindou, toute l’explication des dieux, de leur valeur, de ce qu’ils représentent. Enfin, c’est le livre de base pour qui veut comprendre cette religion. Un livre sur la société qui est selon moi le livre qui m’intéresse le plus et qui est un tout petit livre, c’est « Les 4 sens de la vie », c’est-à-dire les structures de l’Inde traditionnelles, le système des castes, comment cela fonctionne ? Pourquoi ? Comment mener sa vie avec les 4 âges, c’est-à-dire la réalisation sexuelle avec Kama ou amoureux si on veut, la situation sociale avec Artha, la situation philosophique avec Dharma et ensuite la libération qui sont les 4 étapes. Et on ne peut réussir sa vie qu’en ayant pratiqué les 4, je veux dire. Donc, quelqu’un qui renonce au sexe sans l’avoir pratiqué, cela n’a pas de valeur. La plupart renonce à ce qu’on ne connaît pas.

C’est le livre pour moi qui m’attirait le plus. Pour qui s’intéresse au Yoga, il y a naturellement le livre sur le Yoga. Pour qui s’intéresse à l’art indien, il y a tous les livres sur la sculpture, dont il y a « L’Erotisme divinisé » qui explique les sculptures du temple hindou et en même temps les légendes de ces représentations érotiques sur les temples hindous. On est en train de publier une série de cahiers chez ce petit éditeur de Pondichéry de Paris qui s’appelle Kailash et qui sont des écrits de Daniélou classés par sujet. Donc, il y en un sur la civilisation des différences, c’est-à-dire le système des castes avec plusieurs articles de Daniélou, il y en a un autre sur le shivaïsme, un autre sur l’hindouisme, un autre sur la musique et le dernier, c’est Kama et Yoga, c’est-à-dire méditation et sexualité, c’est le dernier qui vient de sortir. C’est une petite collection qui marche très bien. Puis sur la partie musicale, il a fait des livres techniques sur la musique du Laos, du Cambodge, des livres de ce genre. Et surtout ses deux grands livres, c’est « Le Traité de Musicologie Comparé » qui est suivi de « Sémantique musicale » qui est la théorie qui explique le fonctionnement de ce nouvel appareil. Et ce livre « Sémantique musicale », on est aussi en train de le rééditer et il devrait sortir dans les prochaines semaines aussi. A cette occasion de cette commémoration, il y a beaucoup de ses livres qui vont être réimprimés et réédités.

Il disait toujours qu’il avait eu comme initiation et comme instruction le shivaïsme. Mais je pense qu’inévitablement, il a eu des contacts aussi avec le tantrisme. Et le tantrisme évidemment est par définition extrêmement secret, donc il n’en a jamais parlé. Et aussi, je pense qu’il avait lui-même des rituels domestiques qu’il devait faire mais que personne ne l’a jamais vu faire. Il détestait absolument la religion spectacle, je veux dire, c’est une affaire entre moi et la divinité et je n’ai pas à en faire un spectacle. Donc, il n’aurait pas fait une puja pour quelqu’un alors qu’il savait sûrement très bien le faire. Cela, je ne l’ai jamais vu le faire en 32 ans à côté de lui.

Les 80% des hindous sont réincarnationistes et Daniélou ne l’était pas du tout. Il considérait que les hautes sphères qu’il fréquentait de l’hindouisme dont Karpatri ne voyait pas non plus seule la chose de cette manière, mais c’est un petit peu incertain. En tout cas, lui ne considérait que c’était une impossibilité, c’est pour cela qu’au moment de sa mort, il disait : « c’est vraiment, très, très difficile parce que je sais que quand je n’aurai plus le support de mon corps physique, il ne restera plus rien ». Alors, il considérait qu’on se dispersait. C’est comme un pot qui a un volume à l’intérieur, il y a de l’air à l’intérieur, le pot casse, en part le volume. Je veux dire, il y avait bien de l’air dedans qui se disperse. Il disait : « chaque partie de notre conscience, de notre âme, de notre corps part par morceau dans un stock général où on ira puiser pour les générations futures.

Mais il disait justement que le problème de la réincarnation ou du paradis faisait que l’homme avait une trop grande tendance à s’occuper de lui-même au lieu de se dire « quand c’est fini, c’est fini » et de penser que sa seule façon de se continuer, c’était par ses enfants : transmission génétique et par ses œuvres, c’est-à-dire les œuvres qu’on laisse pour le futur, la connaissance qu’on laisse, soit par la parole parce qu’on enseigne, soit par des livres, soit par des œuvres d’art. C’était les deux seules choses qu’on pouvait faire pour se continuer. Et de penser justement qu’il n’y a pas besoin de s’occuper de cela parce qu’on allait dans un paradis, on allait bien s’amuser tous ensemble lui paraissait où il serait, lui paraissait une chose qu’il ne pouvait pas être.

Parce toutes les civilisations curieusement ont cette idée de déluge et d’après la théorie indienne, il y aurait en tout 14 sites et nous serions dans le 7ème. Et 7 fois déjà, l’humanité a été complètement détruite ou presque complètement et repartir avec des petits noyaux. C’est pour cela qu’il y a ces mémoires dans différents peuples d’évènements qui se sont passés et dont on n’a pas de trace et ce serait passé à cette forme aussi. C’est une période très, très longue et que nous sommes dans la 7ème et qu’il y en aurait encore sept. Et qu’à la 14ème, c’est la terre tout entière qui disparaît parce qu’un météorite énorme la rencontre ou quelque chose comme cela et qu’elle vole en éclat et qu’il ne reste plus rien. Enfin, cela, on a le temps. Et dans ses calculs, il parlait de… il faisait des calculs un peu d’apothicaires, je trouve. Il disait que la fin de notre ère serait aux environs de 2200, quelque chose comme cela. Donc, on encore un petit peu le temps.

Il ne se plaignait jamais. Je ne pense pas qu’il ait vraiment souffert. Et souffert dans le sens qu’il respirait mal, il est mort presque étouffé, je veux dire. Mais il n’a pas eu une vraie douleur. Puis, on a aussi sa dose de morphine si c’est le cas. Non. Mais il avait quand même une terrible… il n’est pas mort facilement. On sentait qu’il se raccrochait à la vie jusqu’au dernier moment. D’ailleurs, il est mort à midi pile assis dans son lit avec le soleil en pleine figure. Et comme c’était un homme de la lumière justement et qu’il ne tirait jamais les rideaux même la nuit, il ne voulait jamais être dans des pièces enfermées, je trouvais que c’était un signe à ses modes, de cette mort justement.

Je pense que c’était justement cette idée de savoir qu’il n’y avait rien après et qu’il n’allait plus avoir les bonheurs qu’il avait pu avoir. C’est pour cela que son livre, là, il parle, il explique très, très bien qu’on a déjà énormément de mal quand on s’en va à quitter les gens qu’on aime puisqu’on ne peut pas les emporter avec soi, qu’il faut au moins avoir pu se détacher avant des objets et des choses qu’on aime de façon à ne pas regretter. En plus, c’est chez ces gens-là puisque les gens qui partent, qui regrettent leurs amis, leurs parents et qui en plus regrettent leur compte en banque, leur achat. Et lui a trouvé le moyen de suivre cette règle. Et je me suis aperçu sans que je m’en aperçoive même, je me suis aperçu après qu’il avait réussi à tout liquider. Il n’a plus de voiture, il n’a plus d’appartement, rien n’était à son nom. Tout avait été organisé, mais comme cela, sans avoir l’air de rien. Il a fait don de sa bibliothèque à la Fondation Cini à Venise. Tout cela tranquillement, et donc il avait suivi strictement les règles hindoues.

Moi, je considère qu’il m’a complètement formé. Quand j’étais jeune, j’étais très suicidaire, très triste et ai des gros problèmes avec mon homosexualité. Et quand je pensais à ma vieillesse, je me disais, à l’époque surtout, enseignant homosexuel et quand on voyait… on ne prononçait même pas le mot dans ma famille, c’est maudit et on ne parlait pas de ces choses-là. Donc, je me disais : « quand je serai vieux, seul, ce serait une vie épouvantable ». Et tout d’un coup Daniélou m’a absolument fait voir complètement et même m’a ouvert à des perspectives et à la possibilité de vieillir sans avoir les problèmes que je m’imaginais. Donc, je considère que pour moi, il a été un apport absolument considérable et c’est en quelque sorte une dette que je lui paie en continuant à faire ce travail, en essayant de promouvoir le plus possible ses œuvres. Je trouve que c’est vraiment mon devoir, et en même temps, je pense que c’est une chose utile. Je pense que c’est une chose qui peut apporter à l’Occident des idées. Tout va ensemble dans la bonne direction.