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Entretien radiophonique avec Alain Daniélou
Interviewé par Maurice Fleuret
Diffusé sur France Culture le 22 février 1974

Cinquième et dernière partie

L’intégralité des interviews radiophoniques peut être consultée sur le site des archives.

TRANSCRIPTION

Maurice FLEURET : Nous voici, Alain Daniélou, arrivés au terme de nos entretiens. Vous nous avez dit hier comment vous avez vécu en Inde pendant vos longs séjours là-bas, comment vous vous êtes assimilé à la civilisation hindoue, mais à quelle caste apparteniez-vous, vous qui êtes un fils de ministre et un frère de cardinal ?

Alain DANIÉLOU : Mais on appartient nécessairement à la caste dans laquelle on est né d’après les concepts de l’hindouisme. Or, si on a eu le malheur de naître hors d’un certain territoire sacré qui est constitué d’ailleurs par une partie seulement de l’Inde, on appartient à la 4ème caste, c’est-à-dire aux castes artisanales. Ceci d’ailleurs n’est pas du tout gênant, c’est tout à fait le contraire de ce qu’on raconte, parce que les seuls gens qui sont vraiment intouchables, ce sont les brahmanes, ce sont des prêtres. C’est eux qui ne doivent toucher personne ni être touchés par personne. Donc, ça n’est en fait absolument pas gênant. Mais ceci est pour toutes les castes. On ne peut pas prendre des repas ensemble puisqu’on a des obligations d’alimentation qui sont différentes suivant sa caste : les sédentaires, les prêtres et les marchands. La première et la troisième castes sont végétariennes. Les guerriers et les ouvriers ne doivent pas l’être. Ce n’est pas pour eux une vertu, au contraire. Donc, on ne peut pas avoir des repas ensemble de toute façon et ça ne se fait pas.

Mais à part ça, ça n’est pas gênant. Moi évidemment, pour moi, je n’avais aucune difficulté à être d’une caste artisanale. Je m’intéressais à jouer des instruments de musique, caste artisanale, à faire de la peinture, caste artisanale. Et dès qu’il s’agit de suivre des enseignements de philosophie plus élevés ou de religion, à ce moment-là, il n’y a aucun obstacle. Seulement, on n’est pas censé en faire son métier, c’est-à-dire ça doit être pour son usage personnel mais pas comme gagne-pain. C’est la seule restriction qu’il y a. et alors aussi, si on veut faire certaines études, on doit observer très strictement les systèmes de purification qui vous permettent de ne pas être gênant pour les maîtres, pour les philosophes, pour les lettrés qui veulent bien que vous veniez jusqu’à leur maison pour suivre leurs enseignements.

Maurice FLEURET : Mais vous sortiez d’un Paris des années folles absolument agitées où vous aviez participé à une efflorescence intellectuelle extraordinaire. Vous aviez monté des spectacles à Paris, vous faisiez de la danse, vous étiez mêlé au milieu littéraire et vous vous retrouvez tout d’un coup au milieu d’une civilisation multimillénaire à laquelle vous vous intégrez peu à peu. Ça s’est fait sans mal tout ça ?

Alain DANIÉLOU : Oui, sans grande difficulté. Peut-être que je suis assez adaptable et je ne vois pas du tout pourquoi si on a une certaine curiosité d’esprit, on ne s’intègre pas dans une société quelconque à condition qu’elle soit intéressante. Je me vois très mal m’intégrant dans une petite ville de province, dans une société bourgeoise qui ne m’apporterait rien.

Maurice FLEURET : Et cette musique et cette peinture que vous avez apprises là-bas, que vous avez pratiquées comme un artisan, est-ce que pour vous, ça a été un apport fondamental pour le spécialiste que vous alliez devenir, pour le directeur de l’institut de musiques comparées à Berlin et Venise que vous êtes aujourd’hui ?

Alain DANIÉLOU : D’abord, peut-être il est nécessaire de dire que j’ai eu une enfance très particulière parce que j’étais un enfant malade et d’après les médecins, je ne devais pas vivre. Donc, je n’ai eu le bonheur de ne recevoir pratiquement aucune éducation. Et ceci fait que pour moi, j’ai découvert tout seul dans des maisons de campagne où j’habitais, j’ai découvert la musique tout seul avec un piano. Je l’ai inventée moi-même et c’était évidemment de la musique occidentale. Je n’en connaissais pas d’autres.

Et ce qui fait qu’ensuite, c’était pour moi une expérience tout à fait merveilleuse de me trouver mêlé au monde extraordinairement vivant de la fin des années 20 et du début des années 30 où j’ai rencontré toutes sortes de gens avec qui d’ailleurs j’étais évidemment certainement un garçon bizarre puisque je sortais moi d’une espèce de monde déjà à part et très passionné. Alors, à ce moment-là, j’ai fait des expositions de peinture, j’ai travaillé le chant avec Panzera d’ailleurs et un peu la composition, un peu la musique. Et puis tout aussi facilement, quand je me suis retrouvé dans l’Inde, j’ai commencé d’apprendre une autre musique et cette musique certainement m’a apporté énormément. Pas du côté de la peinture parce qu’en peinture, je reste très proche des impressionnistes. Je suis très vieux jeu, mais en musique, certainement la découverte de la musique hindoue et de tout ce qu’elle représente au point de vue possibilités d’expression, de création a été pour moi une expérience absolument merveilleuse.

Maurice FLEURET : Et l’Institut que vous dirigez aujourd’hui s’occupe entre autres choses de promouvoir les arts orientaux en Occident, de les faire mieux connaître pour qu’ils soient mieux reconnus chez eux.

Alain DANIÉLOU : En fait, c’est en effet un peu dans ce sens et d’ailleurs un peu pour ça que je suis rentré en Occident. C’est que j’ai eu l’impression que toutes les civilisations autres que l’occidental étaient terriblement menacées et que la seule façon d’aider, non seulement les musiciens mais les autres aspects de la culture, était d’essayer de les réhabiliter en quelque sorte sur le plan international. Et j’ai pensé que la musique était peut-être le moins dangereux. Si nous nous attaquons aux institutions sociales, à la religion, nous rencontrons une opposition peut-être un peu plus violente parce que les gens ne prennent pas la musique tellement au sérieux. Donc, je me suis concentré sur la musique et j’ai créé cet Institut à Berlin qui a pour but justement de faire connaître, de donner leur chance à des grands musiciens des différents pays d’Asie et je crois qu’en une dizaine d’années, nous avons fait des progrès extraordinaires.

Les disques puisque j’édite toutes ces collections de disques de l’Unesco et maintenant, ça paraît une collection parmi les autres mais il ne faut pas oublier que c’était la première collection, l’unique et que nous avons eu beaucoup de mal à trouver quelqu’un qui veuille bien éditer ces choses exotiques, surtout sans les présenter sous un aspect arrangé, folklorisé en fait, sans les dégrader. Mais je crois que là tout de même, nous avons réussi quelque chose et dans beaucoup de pays, les musiciens que nous avons aidés et pour qui nous avons pu organiser des concerts sont devenus maintenant des gloires nationales et dans beaucoup de cas, la période la plus dangereuse est passée, mais il reste encore évidemment un travail immense à faire et on ne devrait pas se limiter à la musique. Je ne sais pas encore si je me déciderais malgré tout de même mes années qui avancent à entreprendre un travail similaire dans d’autres domaines de la pensée.

Maurice FLEURET : Et puis, l’Institut de musiques comparées a aussi édité des livres, des ouvrages fondamentaux sur les musiques orientales mais tout cela sous un angle qui n’est pas celui de l’ethnomusicologie. En quoi diffèrent votre travail et votre mission de ce qu’il est convenu d’appeler l’ethnomusicologie ?

Alain DANIÉLOU : Comment osez-vous vous servir d’un mot aussi horrible, n’est-ce pas ? Déjà de considérer que des arts puissent appartenir à des études scientifiques par des ethnologues, je voudrais bien savoir quelle tête vous feriez si on s’occupait du festival d’automne, s’il y avait des ethnomusicologues qui venaient étudier les curiosités de votre comportement. C’est une conception justement colonialiste abominable qui a conduit à limiter l’étude des musiques autres que l’occidental à des sortes d’études faussement savantes en faisant des notations stupides, en analysant que dans tel morceau, il y a 25 demi-tons et trois temps et demi et que l’accord est comme ceci. Ça n’a aucune espèce d’importance. Il s’agit d’un art par lesquelles des gens s’expriment et veulent dire des choses qui sont admirables.

Maurice FLEURET : En somme, il faut le pratiquer surtout.

Alain DANIÉLOU : Les arts, il faut les pratiquer et il faut surtout les comprendre. Mais il faut chercher leur aspect sémantique. Il faut chercher qu’est-ce qu’on peut s’exprimer ? Et pour moi, par exemple, c’est très amusant, je me rends très bien compte que certains aspects émotionnels et esthétiques, je les retrouve également, disons, dans un apprenti de Schubert ou dans un raga bien qu’il n’y ait aucun rapport sur le plan des structures.

Maurice FLEURET : Et du langage bien entendu.

Alain DANIÉLOU : Et du langage

Maurice FLEURET : Ni même de la fonction, de la fonction immédiate apparente ou collective.

Alain DANIÉLOU : Oui, mais tout de même, dans certains cas oui, dans l’ensemble. C’est simplement une façon de s’exprimer dans un langage complètement différent. Mais c’est le contenu, c’est ce qu’on veut dire qui est important. Ce n’est pas la forme.

Maurice FLEURET : Vous-même, vous pratiquez la vînâ mais vous jouez du piano et il n’y a pas incompatibilité.

Alain DANIÉLOU : Non absolument pas, excepté que je ne peux absolument pas jouer sur le piano ce que je joue sur la vînâ ni sur la vînâ ce que je joue sur le piano, et ni même essayer de le faire, d’essayer par exemple de jouer la forme d’un raga sur un piano. Rien ne subsiste, parce que tous les trucs techniques sont tellement différents qu’on ne peut pas les réaliser sur des instruments aussi divers dans leur structure.

Maurice FLEURET : Mais en étant multiple, en étant un indien jouant sur la vînâ et un français jouant sur le piano, vous arrivez quand même à être un être unique qui trouve dans ces deux exercices, dans ces deux pratiques une même satisfaction.

Alain DANIÉLOU : Oui mais en même temps un être, disons, dédoublé. Et je crois qu’en fait, nous ne nous enrichissons sur un plan véritable de culture que si nous n’essayons pas toujours de faire une synthèse. Il faut rester, les différentes expériences, les différentes façons de penser doivent être séparées. C’est pourquoi apprendre une langue nouvelle est un enrichissement, non pas parce qu’on peut y dire les mêmes choses, mais parce qu’au contraire, ce qu’on peut y dire et y penser est quelque chose qui n’existe pas dans la langue que nous parlions avant.

Maurice FLEURET : Or, beaucoup de jeunes gens aujourd’hui se jettent sur les instruments indiens comme sur la guitare et n’ont pas forcément fait le voyage de l’Inde, travaillé avec des musiciens compétents. Est-ce que vous pensez que c’est souhaitable ? Est-ce que vous pensez qu’ils peuvent apprendre là une langue nouvelle ?

Alain DANIÉLOU : Je crois qu’en soi, ça n’a pas grand importance excepté que c’est déjà utile qu’ils sachent qu’il existe d’autres instruments ; qu’une fois ce premier pas franchi, il y ait parmi eux des gens particulièrement doués qui alors prendront la peine d’étudier l’art musical réellement. C’est une chose qui prendra un certain temps, mais il y a déjà des gens assez étonnants. J’ai un de mes collaborateurs allemands qui donne des concerts dans l’Inde et qui est un très grand joueur de sitar. Donc, ce n’est pas impossible mais ça représente des années de travail, mais c’est la même chose ici. Vous n’espérez pas qu’on peut apprendre à jouer du piano ou du violon très bien en vivant isolé sur la terre de feu.

Maurice FLEURET : En somme, tout pas fait vers l’Inde vous semble souhaitable et louable, mais il ne faut pas oublier que ce n’est qu’un pas, il faut en faire un autre et d’autres.

Alain DANIÉLOU : Oui. D’ailleurs, c’est un des aspects assez amusant que l’on donne dans les traités d’architecture à propos de la sculpture érotique parce qu’on dit : « même si des gens viennent regarder ces sculptures pour de mauvaises raisons, ils n’en approchent pas moins du temple et n’en subiront pas moins son influence sacrée. »