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Entretien radiophonique avec Alain Daniélou
Interviewé par Maurice Fleuret
Diffusé sur France Culture le 21 février 1974

Quatrième partie

L’intégralité des interviews radiophoniques peut être consultée sur le site des archives.

TRANSCRIPTION

Maurice FLEURET : Nous avons parcouru les jours précédents, la société, la religion, l’histoire récente de l’Inde, mais se pose maintenant la question des rapports de l’Inde et de l’Occident, rapports qui sont très à la mode, tout à fait dans le vent, mais qui, j’imagine, remontent très loin.

Alain DANIÉLOU : Oui, en fait, si l’on remonte vraiment probablement à la civilisation la plus importante qui ait jamais existé, qui est une grande civilisation de la protohistoire, qui allait de la vallée de l’Indus à Sumer, à l’Egypte ancienne, à la Crête, c’est une civilisation tout à fait unifiée. Nous avons là un très grand fond de pensée, de culture, de religion qui probablement est la base de beaucoup de nos institutions, de nos conceptions, mais que l’on commence à peine à découvrir. Bien que le dol dans l’Inde où naturellement, tout a survécu, on ait des documents tout à fait extraordinaires sur cette civilisation, la grande antiquité.

Ensuite, il y a eu la grande catastrophe des invasions nordique. J’appelle ça une catastrophe et en fait, presque tous nos historiens prétendent commencer l’histoire de ces affreux envahisseurs. Alors, on ne parle de la Grèce qu’à partir des Achéens et des Doriens. On ne parle de l’Iran qu’à partir des invasions scythes. En fait, le millénaire de l’Iran parce que c’est Cyrus qui a tout démoli, qui a tout détruit, qui était un affreux scythe, qui est un barbare du nord, qui est venu et qui a établi cet empire. La même chose s’est produite dans l’Inde avec ce qu’on appelait les Aryens védiques qui étaient aussi un peuple guerrier, assez primitif, qui pendant des siècles a guerroyé pour détruire cette ancienne civilisation et comme partout ailleurs se sont peu à peu civilisés avec les vestiges de ce qu’ils avaient détruit. Mais évidemment, l’Inde étant si vaste, la destruction a été beaucoup moins grande qu’elle n’a pu être dans des régions beaucoup plus limitées comme la Grèce, ou ce que nous pouvons savoir de l’Italie de cette époque, ou l’Iran qui était des petits pays. Dans l’Inde, évidemment, la civilisation antique est restée avec sa grande religion, le shivaïsme qui correspond d’ailleurs à la religion dionysiaque.

Maurice FLEURET : Et justement, l’Inde a conservé des textes qui portent les traces de ces événements historiques, n’est-ce pas, et de ce fond de pensée comme au bassin méditerranéen et à toute cette région-là du monde.

Alain DANIÉLOU : Oui et c’est une chose pour moi absolument incompréhensible que ces textes qu’on appelle les Purana, les anciennes chroniques, n’aient jamais été traduits dans aucune langue. Ils existent en sanskrit, quelquefois même seulement dans des manuscrits. Et les Occidentaux ont toujours refusé de s’intéresser à ces textes, ce qui est tout de même une attitude que je trouve extraordinaire. Evidemment, ils ont été remaniés, ils sont pleins d’interpolation, beaucoup ont été traduits dans un sanskrit tardif, etc. parce qu’ils étaient dans d’autres langues, mais ils représentent une masse de documents qui nous donneraient des informations tout à fait étonnantes sur les sources de notre civilisation.

Maurice FLEURET : Nous y trouverions notamment justification des périodes historiques du bassin de la méditerranée, égyptienne, grecque, etc.

Alain DANIÉLOU : Oui, surtout.

Maurice FLEURET : Et même judéo-chrétienne.

Alain DANIÉLOU : Non. La plupart de ces textes sont très très antérieurs. Enfin, leurs références remontent jusqu’au 6e millénaire avant notre ère.

Maurice FLEURET : Oui mais est-ce qu’on y trouverait des traces d’une pensée fondamentale qui est arrivée jusqu’à nous aujourd’hui ?

Alain DANIÉLOU : En particulier la religion dionysiaque qui est une branche du shivaïsme hindou. Alors, le shivaïsme, nous en connaissons totalement la pensée, toutes les formes et de la religion dionysiaque, nous savons très peu de choses parce que le christianisme s’est essentiellement opposé à la conception dionysiaque bien qu’il en est probablement assimilé presque tous ces rites et beaucoup de ses conceptions.

Maurice FLEURET : Ces rapports entre l’Orient et l’Occident, entre une Inde aujourd’hui fixée géographiquement, politiquement et dans l’orbite même d’une civilisation planétaire qui devient finalement occidentale, est-ce que vous pensez qu’elle a encore un rôle à jouer ? Comment est-ce qu’on peut voir aujourd’hui l’apport de cette Inde éternelle, en somme, à un Occident qui devient universel ?

Alain DANIÉLOU : Je crois que non seulement cette Inde a un rôle à jouer, je pense qu’elle a le rôle principal à jouer. Je crois que dans une espèce de forme sans issue où nous arrivons sur beaucoup de plans, l’Inde a à proposer des solutions et des concepts qui pourraient nous permettre de réviser notre pensée, nos structures, nos conceptions artistiques et qu’elles permettraient un renouveau extraordinaire, une chose comme ce qu’a pu être la pensée grecque pour la renaissance.

Maurice FLEURET : Donnez quelques exemples parce qu’il s’agit maintenant alors de faire une sorte de prospective visionnaire.

Alain DANIÉLOU : Ecoutez, vous, vous vous intéressez, je crois, à la musique. Un phénomène tout à fait extraordinaire est les répercussions que commence à avoir la musique indienne sur toute une partie de la jeunesse de l’Occident. Justement parce qu’elle correspond à une notion de ce que peut être la musique qui est fondamentalement différente, une musique qui est quelque chose qui est essentiellement vécu, qui est essentiellement senti, que l’on ne peut pas fixer dans des formes et qui suit une grammaire très savante, très élaborée, mais dont le discours est toujours nouveau, et par conséquent n’a pas besoin d’évoluer, de changer. Et je crois que cette musique qui crée un climat que l’on vit, que l’on ressent, correspond d’une façon extraordinaire au besoin profond d’une grande partie de la jeunesse actuelle, qui la cherche dans des formes un peu similaires venues par le jazz de l’Afrique mais à un niveau très primitif et qui tout d’un coup découvre que cette façon de penser et de vivre la musique peut exister à un niveau de raffinement extraordinaire.

Maurice FLEURET : Cependant, le phénomène hippie de la jeunesse aujourd’hui qui se réclame beaucoup de l’Orient et de l’Inde en particulier est un peu un phénomène, qui peut paraître en tout cas un phénomène passif. Comment pourrait-il devenir actif et changer plus ou moins nos sociétés ou tout au moins nos conceptions, voire même nos mentalités ?

Alain DANIÉLOU : Ceci est tout le problème de l’enseignement. Ça nous ramène presque au problème des universités. Pourquoi est-ce qu’on enseigne aux gens aujourd’hui, disons, dans les conservatoires que des conceptions musicales qu’ils ne peuvent leur servir à rien, qu’ils n’ont rien à voir avec ce qui les intéresse, si de pauvres garçons et filles désemparés par le vide dans lequel ils se trouvent cherchent maladroitement et quelquefois même stupidement à se rapprocher de quelque chose dont ils sentent la valeur ? Je crois que ce mouvement est extrêmement important et tout à fait valable même s’ils se trompent complètement, mais il est dans une bonne direction et il suffirait qu’ils trouvent les enseignements, les explications dont ils ont besoin pour qu’au lieu d’être une chose absurde et médiocre, ça puisse fleurir au contraire dans un développement culturel et mental, moral très important.

Maurice FLEURET : Oui mais pour l’heure, on en est seulement à un pèlerinage aux sources n’est-ce pas. Il semble qu’encore, l’exemple de Lanza del Vasto se rendant avec sa besace à pied en Inde prévale aux yeux d’une jeunesse qui voit là une manière d’échapper à la réalité occidentale.

Alain DANIÉLOU : Oui, mais ceci est vrai de tout voyage. On ne voyagerait pas, on n’irait nulle part si on était parfaitement satisfaite de son cadre, et c’est au hasard du voyage que l’on peut rencontrer certaines valeurs et un beau jour découvrir que tout le sens de la vie est justement ailleurs et dans une autre conception du monde. Et le fait qu’il y ait des quantités de charlatans qui profitent de cela pour le dévier de toutes les façons, pour en profiter de toutes les façons, est un phénomène accessoire et peut-être pas tellement important.

Maurice FLEURET : Mais pour prendre votre exemple, comment s’est fait vous, votre chemin, votre pèlerinage aux sources indiennes ? Par quelle voie ? Par quel hasard et jusqu’où ?

Alain DANIÉLOU : Justement, je crois qu’il a été d’une certaine façon, je pourrais dire, une réussite puisque je me suis profondément assimilé au monde hindou du fait que je suis allé là par hasard et sans aucune espèce d’idée préconçue, m’intéressant seulement à des questions de musique. Et c’est parce que je crois, je n’avais aucun préjugé, aucune intention de changer ma façon de penser et d’être que j’étais tout à fait, on pourrait dire, innocent. J’étais tout à fait libre lorsque j’ai rencontré tout d’un coup un monde qui m’a paru d’un intérêt absolument prodigieux sur tous les plans et chercher à y pénétrer et c’est ce que j’ai fait.

Maurice FLEURET : C’était dans les années 30, n’est-ce pas, à peu près ?

Alain DANIÉLOU : Oui, j’ai d’abord passé un certain temps chez Rabindranath Tagore justement avec qui j’étais très ami, qui était un homme merveilleux mais qui, au bout d’un certain temps, m’a paru beaucoup trop moderne, beaucoup trop déjà appartenant au monde des gens déformés par l’Occident. Ensuite, je me suis fixé alors à Bénarès dans la ville des lettrés et c’est là que j’ai étudié dans les écoles traditionnelles comme un garçon hindou, le sanskrit, la philosophie, la musique, telle qu’on doit la pratiquer, en prenant mon bain dans le Gange tous les matins au lever du soleil et en étant habillé exactement comme on doit être habillé et des vêtements sans couture parce que je n’aurais pas pu entrer chez mes maîtres si j’avais eu des vêtements qui avaient des coutures, et les façons, toutes les disciplines alimentaires qu’il fallait observer et tous les modes de vie. Et je crois que c’est prodigieusement enrichissant parce qu’on n’a pas de réaction contraire, mais ça crée cette espèce de double personnalité que j’ai, c’est-à-dire je pense autrement quand je pense en hindi et quand je pense en français ou en anglais, et je ne cherche jamais à faire la synthèse.

Maurice FLEURET : Et lorsque vous étiez directeur de la bibliothèque de Madras, vous étiez indien parmi les indiens et hindouiste de nature et lettré de fonction.

Alain DANIÉLOU : Oui, c’est-à-dire je me suis énormément intéressé à cette question de sauver une très grande bibliothèque de manuscrits qui m’a passionné. J’ai édité là des éditions sanskrites, une revue sanskrite très importante. Mais déjà pour moi, quand j’étais à Madras, il y avait un certain compromis. C’était déjà un premier départ de ce qu’était ma vie à Bénarès où je n’avais pratiquement aucun contact car il n’y avait pas d’autres européens qui pénétraient dans cette ville Bénarès à cette époque.

Maurice FLEURET : Si je vous entends bien, le retour à l’Inde doit être un retour actif. Il doit passer par l’action, n’est-ce pas ? Comme vous l’avez fait vous-même sur place.

Alain DANIÉLOU : Oui, ça ne doit pas être une fuite. Ça doit être au contraire. Je crois peut-être, il y a un aspect de fuite au départ, une inquiétude sur le monde dans lequel on se trouve. Mais au fond, on s’intègre et on ne connaît une civilisation que si on l’aime et que si on est prêt à en accepter tous les aspects. Je crois que c’est la même chose pour un Indien qui veut vivre en France et devenir, je ne sais pas, un compositeur ou un chef d’orchestre. Il doit oublier complètement tout ce qui a été son passé et s’intégrer entièrement dans toutes les habitudes, les façons de voir du pays où il veut vivre.