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Entretien radiophonique avec Alain Daniélou
Interviewé par Maurice Fleuret
Diffusé sur France Culture le 18 février 1974

Première partie

L’intégralité des interviews radiophoniques peut être consultée sur le site des archives.

TRANSCRIPTION

Maurice FLEURET : Alain Daniélou, en quelques années, vous nous avez publié un ensemble de livres très importants sur l’Inde, son histoire et son art. Le tout dernier, c’est « La Sculpture Erotique Hindoue » parue chez Buchet-Chastel. Il y a « Une Histoire de l’Inde » que vous nous avez donnée chez Fayard en 71, « La Musique de l’Inde du Nord » chez Buchet-Chastel en 66, « Les Quatre Sens de la Vie » en 63, livre d’ailleurs que vous allez bientôt rééditer. Vous avez un grand nombre de fois voyagé en Inde et vous y avez séjourné très longtemps. Vous êtes sans doute un des très rares européens qui ait vécu l’expérience indienne à tel point que vous étiez complètement assimilé au pays et aux traditions. Or, en feuilletant vos ouvrages, on s’aperçoit que vous défendez une des choses qu’aujourd’hui, on attaque le plus et en Inde même, c’est le système des castes. C’est la société traditionnelle indienne.

Alain DANIÉLOU : Oui, comme presque tous les aspects des civilisations que l’on veut conquérir, on a tendance à représenter d’une façon défavorable leurs institutions, leurs religions, leurs cultures pour justifier une prédominance occidentale. Il est donc assez normal que l’on soit très mal informé sur une, par exemple, forme de société qui a permis à l’Inde d’être le seul des grands pays de l’Antiquité contemporain de l’Egypte de la Grèce, de la Perse et qui ait tout de même survécu dans son intégrité malgré les invasions jusqu’à nos jours. Il y a donc quelque chose qui doit être valable dans un système social qui permet à un peuple de se maintenir et de maintenir sa culture, sa religion pendant aussi longtemps.

Maurice FLEURET : Il est donc faux à votre avis de trouver ce système de castes comme un système d’inégalités institutionnel ?

Alain DANIÉLOU : Certainement, il n’existe aucun système social qui ne puisse avoir des défauts. Il y a des inégalités sociales dans tous les pays mais le principe de la notion des castes est venue d’une idée qu’elle correspond à l’ordre naturel, elle correspond à l’ordre divin, que les hommes sont d’espèces différentes comme les animaux et qu’il faut que chacun ait le droit de vivre, ait le droit d’être lui-même. Ceci pose des problèmes dès qu’il y a une coexistence entre différentes espèces. Alors, le système des castes a été conçu comme une façon de permettre aux différents groupes ethniques de coexister. Il fallait trouver pour chacun des occupations adaptées qu’on ne pouvait pas leur prendre. Il fallait trouver la façon de respecter leur autonomie, leur identité culturelle et pour cela, on a créé un système qui permet à chaque groupe de rester lui-même. Et la seule vraie interdiction qu’il y a, c’est le mélange des races. Les hindous considèrent que nous avons été créés dans une certaine espèce animale. Nous n’avons pas le droit de la bâtardiser.

Maurice FLEURET : Mais il semble plutôt que l’on ait l’impression d’un système de différentes fonctions à l’intérieur de la société, de groupe de fonctions aujourd’hui beaucoup plus que de groupes ethniques.

Alain DANIÉLOU : Oui, mais alors, évidemment pour permettre au groupe ethnique de survivre, il faut lui attribuer une fonction qu’on ne puisse pas lui prendre et ces fonctions sont distribuées en quelque sorte d’après ce qu’on pourrait appeler les aptitudes. Chaque espèce a des qualités différentes et plus douées dans un certain domaine. Et il y a aussi ce point de vue que la sécurité du métier est plus importante que le genre du métier. Dans le système des castes, on cherche à trouver pour chaque groupe un métier. L’un des derniers exemples qui est assez amusant : les anglo-indiens, les sangs mêlés d’européens et d’indiens, on a cherché quel métier privilégié on pouvait leur donner que personne ne pouvait leur prendre ? Et on en a fait les employés du chemin de fer, donc tous les employés du chemin de fer dans l’Inde sont des anglo-indiens. Bien que le régime actuel prétende ignorer les castes, il reconnaît leur utilité et cette façon de trouver une sécurité pour n’importe quel groupe. Ceci a fait que l’Inde a été le refuge de tous les persécutés à travers toute l’histoire. Que vous avez des groupes de juifs noirs des premiers siècles, vous avez des groupes de chrétiens des premiers siècles, vous avez des Parsis réfugiés, pour chacun, on a trouvé la façon de leur faire une place, de leur assurer une fonction.

Maurice FLEURET : C’est un système qui, par sa multiplicité, procurait autant de structures d’accueil, en somme ?

Alain DANIÉLOU : Oui et alors, on peut dire qu’évidemment, on se trouve quelquefois avoir un métier de caste qui n’est pas exactement celui qu’on préférerait faire. Mais à ce moment-là, dans le système des castes et c’est cela que je crois, les européens ignorent totalement, dès qu’il s’agit d’une occupation intellectuelle, artistique, un musicien, un poète, la caste n’a plus aucune importance, mais il peut toujours conserver un gagne-pain dans sa caste. Par exemple, le directeur de l’usine Bata doit être un cordonnier. Vous pouvez dire un cordonnier, c’est une caste particulièrement mal considérée, oui, mais si vous êtes intelligent dans votre caste, vous pouvez d’abord y jouer un rôle important. Deuxièmement, vous y avez un rôle social parce que c’est une corporation qui a ses fêtes, qui a ses notables, qui rend la justice parce qu’on est toujours jugé par ses pairs pour toutes les offenses qui ne concernent pas l’ensemble de la nation : pour les divorces, pour les vols, pour tous les petits crimes. Il y a un conseil de 5 dans chaque caste qui juge les gens de leur caste, ce qui est d’ailleurs un très important élément de justice parce que les gens d’une autre caste ne comprennent absolument pas les problèmes, les uns des autres.

Maurice FLEURET : En somme, dans un pays aussi vaste qui compte plus de 540 millions d’habitants, je crois, n’est-ce pas ? Cela serait un moyen de créer des groupes ethniques et des sociétés, des micro-sociétés qui seraient à la mesure de l’homme et non plus d’entraîner obligatoirement la civilisation de masse qu’un pays de cette importance impliquerait.

Alain DANIÉLOU : Oui et je crois de toute façon que la civilisation de masse est très inhumaine et elle est très cruelle parce que vous avez une compétition à un tel niveau que les races ou les individus qui sont un peu plus faibles n’ont personne pour les défendre.

Maurice FLEURET : Et ils sont éliminés tout de suite ?

Alain DANIÉLOU : Ils sont éliminés, ils sont écrasés, ils sont avilis. Et une chose qui est très intéressante, par exemple, dans l’Inde, c’est que quelqu’un d’une des castes que l’on considère comme basse caste, c’est-à-dire des castes ouvrières n’ont aucune envie de prendre un métier dans une caste que nous appelons haute.

Maurice FLEURET : Ils savent que cela poserait quoi ? Des problèmes d’adaptation ou pour eux-mêmes ou qu’ils ne seraient pas reconnus ou qu’ils préfèrent vivre en harmonie dans une caste qui n’est peut-être pas brillante plutôt qu’en marge d’une caste qui le serait ?

Alain DANIÉLOU : Non, ils sont très fiers de leur caste parce que c’est en somme, cela correspondrait pour nous peut-être à une nation.

Maurice FLEURET : Ils y ont une responsabilité précise. Ils sont partis d’une machine, ils sont rouage d’un ensemble.

Alain DANIÉLOU : Et vous n’avez pas des problèmes comme peuvent être les minorités culturelles, disons des Arméniens, des juifs, des Kurdes dans des sociétés soi-disantes égalitaires, qui veulent absolument ou les assimiler ou les détruire.

Maurice FLEURET : Les minorités, en somme là, sont acceptées parce qu’elles sont institutionnalisées ?

Alain DANIÉLOU : Oui et on respecte aussi alors leurs religions, leurs institutions, leur système social, leur système d’héritage, leur système de mariage et on a cherché toujours à donner une égalité davantage, mais c’est-à-dire des avantages qui soient différents pour chaque groupe, ce qui fait que chacun apprécie les avantages qu’il possède.

Maurice FLEURET : Mais par exemple, une caste supérieure qui n’est pas soumise à des travaux physiques très contraignants, est-ce qu’elle a d’autres obligations équivalentes à ses obligations physiques ? Est-ce qu’il lui est, par exemple, interdit de faire des choses qui sont permises à des castes inférieures pour lesquelles elles seraient alors des avantages ?

Alain DANIÉLOU : Bien sûr, et c’est là naturellement un des points très importants. Plus une caste est considérée comme élevée, par exemple la caste des prêtres, des brahmanes, presque tout leur est interdit. Ils doivent être végétariens, ils n’ont pas le droit de divorcer, ils n’ont pas le droit de posséder de la terre. Ils n’ont pas le droit, eux, de faire des métiers manuels, ils doivent vivre à un niveau relativement de pauvreté beaucoup plus grand que des genres d’une caste ouvrière qui, eux, peuvent divorcer comme ça leur plaît, peuvent avoir plusieurs femmes, peuvent s’amuser comme ils veulent, évidemment dans la hiérarchie. Et je crois qu’implicitement, ceci existait dans toutes les hiérarchies, vous avez des obligations. C’est un sens que nous perdons singulièrement mais dans les castes guerrières d’où sortent les rois, parce que les rois dans l’Inde sont inférieurs aux prêtres, dans les castes guerrières, vous avez l’obligation du courage, de défendre vos sujets de toute une attitude de chevalerie qui évidemment paraîtrait extrêmement embêtante à quelqu’un qui peut passer sa vie sans aucun problème pourvu qu’il fasse son petit travail et qu’il ait tous les amusements qui sont interdits aux autres.

Maurice FLEURET : Mais alors, une question se pose : comment un système aussi bien défini, aussi bien organisé, aussi équilibré peut-il s’adapter à notre civilisation et à cet internationalisme, à cette manière de planifier sur la planète – j’en rapproche les deux mots – les populations du globe aujourd’hui ?

Alain DANIÉLOU : Oui mais attention, vous parlez justement et c’est là où nous tombons dans le véritable problème. Vous parlez de notre civilisation. Pourquoi est-ce que d’autres peuples s’adapteraient à notre civilisation ? Il y a une grande différence entre une civilisation moderne qui peut être construite très facilement sur des bases différentes et le fait que pour considérer des gens comme modernes, nous exigeons qu’ils se comportent sur d’autres plans comme nous le faisons nous-mêmes et ça, c’est tout à fait inutile.

Maurice FLEURET : Mais ils se sont libérés de la tutelle anglaise en 47, n’est-ce pas, et ils ont tout de même pris le chemin de l’européanisation quand même ?

Alain DANIÉLOU : ça, c’est le problème de toutes les anciennes colonies. C’est simplement parce que les occidentaux n’ont accepté de mettre au pouvoir dans les pays qu’ils avaient dominés que leurs anciens collaborateurs, que les gens qui parlaient leur langue, qui avaient leurs idées et qui pouvaient jouer un certain jeu similaire à celui des occidentaux sur le plan international.

Maurice FLEURET : Vous pensez donc que Gandhi et ceux qui lui ont succédé n’ont pas été les artisans d’un retour à l’Inde authentique, mais au contraire, les artisans d’une hybridation ?

Alain DANIÉLOU : Non seulement cela. Ils sont considérés, ils ont été considérés et le sont toujours par l’ensemble des véritables hindous comme des traîtres à toute une histoire, à toute une civilisation.