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Entretien radiophonique avec Alain Daniélou
Interviewé par Maurice Fleuret
Diffusé sur France Culture le 19 février 1974

Deuxième partie

L’intégralité des interviews radiophoniques peut être consultée sur le site des archives.

TRANSCRIPTION

Maurice FLEURET : Bien des occidentaux, bien des européens aujourd’hui se tournent vers l’Orient, vers l’Inde en particulier à cause de la religion, des religions. La religion hindouiste telle qu’on l’aperçoit en Occident aujourd’hui vous parait-elle une réalité ? La religion telle que vous l’avez connue là-bas est telle qu’elle doit se pratiquer, telle qu’elle doit être utile à l’individu et à la collectivité ?

Alain DANIÉLOU : C’est toujours difficile d’employer des mots qui ne correspondent pas aux notions. L’hindouisme n’est pas une religion dans le sens où nous l’entendons. C’est une attitude devant la vie et une forme de pensée qui est beaucoup plus philosophique que ce que nous appelons religieux.

Maurice FLEURET : En somme, c’est une philosophie et la religion serait sa représentation symbolique.

Alain DANIÉLOU : Non, c’est-à-dire dans la religion, il faut distinguer deux aspects fondamentalement différents, l’un est la recherche d’une connaissance transcendante. Chez les hindous, on ne sépare pas la notion de science de la notion de métaphysique et de la notion de spiritualité. Tout ceci, ce sont des aspects des degrés dans la connaissance de la création. Et par ailleurs, la religion sociale, celle qui s’occupe de nos petites habitudes, de nos mœurs, de nos coutumes et qui prétend leur donner des sanctions divines, ce qui est en somme l’attitude du monde judéo-chrétien, n’apparaît que comme un aspect tout à fait différent et secondaire de la religion. L’essentiel étant au contraire, la connaissance, la recherche d’une perception de plus en plus profonde de la réalité et de la nature du monde.

Maurice FLEURET : C’est pourquoi comme vous le dites dans votre tout récent livre sur la sculpture érotique hindoue, les temples sont une représentation de l’univers, avec naturellement, une place faite à l’érotisme qui est une fonction de la perpétuation des espèces ?

Alain DANIÉLOU : Non seulement cela. L’érotisme est quelque chose de beaucoup plus important parce que le discrédit que l’on met dans cet aspect essentiel de la vie dans le monde judéo-chrétien apparaît quelque chose de complètement aberrant à des hindous. Nous, nous avons été créés, nous faisons partie d’un univers où la reproduction de l’espèce est un aspect fondamental. Nous sommes faits pour cela, toutes nos facultés mentales ou physiques sont uniquement faites pour défendre notre capacité de nous reproduire. Nous sommes seulement des chainons dans une chaîne indéterminée d’êtres vivants. Donc, c’est notre fonction centrale et il est tout normal que ce soit aussi notre fonction la plus haute car cette aptitude que nous avons de créer des êtres humains est quelque chose de beaucoup plus important dans notre fonctionnement que notre aptitude mentale de fabriquer des automobiles ou des bombes atomiques. Et à ce moment-là, il y a une échelle de valeur à établir. Et au fond, si nous y réfléchissons, nous voyons que dans le monde, tout ce qui touche à la fonction sexuelle est en même temps tout ce qui fait la beauté du monde.

Maurice FLEURET : Vous nous décrivez là une sorte de philosophie ou de religion unitaire. Or, cependant, il apparaît à l’observateur occidental qui voyage en Inde que la religion hindouiste ou la philosophie hindouiste, comme vous voulez, est tout un peuple de dieux, de déesse, de semi-dieu, de toute une hiérarchie semble-t-il ou une abondance incroyable de personnages divins. Comment se repérer au milieu de tout cela et comment, est-ce conciliable avec cet esprit unitaire dont vous parlez tout à l’heure ?

Alain DANIELOU : Mais attention, unitaire, c’est beaucoup dire car d’après les philosophes hindous, le nombre 1 est le symbole de l’illusion. Il n’existe jamais d’unité. Nous ne pouvons connaître tout de même les  des structures du cosmos dont nous faisons partie que des degrés et il ne faut pas oublier qu’à aucun moment, des divinités hindoues ne représentent des personnes agissantes. Ce sont des symboles de niveaux dans l’ordre cosmique, que par exemple, en cosmologie, le symbole que l’on appelle Vishnou représente la force centripète, tout ce qui réunit les choses ensemble, tout ce qui les condense, et ceci avec toutes les applications que cela implique. C’est pourquoi les gens qui veulent accumuler de la richesse sont Vishnouïstes. Tandis que Shiva, c’est au contraire, la force, la centrifuge, celle par quoi tout se dissout peu à peu dans l’espace absolu. C’est aussi le dieu de la destruction, de la mort, mais aussi de la connaissance transcendante. Et dans ce sens-là, rien n’existe que par un contraste de ces deux forces que nous retrouvons dans les atomes, dans les systèmes solaires et jusqu’en nous-mêmes dans tous les aspects de notre être. Donc, il est normal qu’ensuite à des degrés différents, vous ayez des représentations symboliques que nous considérons comme des entités que nous appelons divines, dans le sens où simplement, ce sont des aspects transcendants qui ne sont pas directement perceptibles à nos sens.

Maurice FLEURET : Cependant, on a l’impression dans un temple hindouiste d’être là dans une sorte de sanctuaire où les idoles sont plus importantes pour leur représentation que pour la force de leurs symboles aujourd’hui.

Alain DANIELOU : Ceci, oui, mais je crois qu’il faut à ce moment-là faire une place à tous les niveaux intellectuels et spirituels de l’homme. Je ne crois pas qu’il y ait une grande différence entre l’attitude d’hindous d’esprit assez primitif qui vont vénérer une image ou des gens qui vont mettre un cierge devant une statue particulière de Saint-Eustache ou de la Sainte Vierge. C’est exactement cette même attitude qu’il faut aussi respecter parce que c’est un instinct primitif qui n’est pas intellectualisé mais qui oriente tout de même dans la direction, qui peut être développé ensuite en disant : oui, vous faites cet acte élémentaire mais il représente en fait quelque chose, est-ce que vous cherchez quelque chose de plus élevé ?

Maurice FLEURET : Et pour cela, il y a des méthodes. Il y a notamment ce yoga que vous appelez méthodes de réintégration. C’est le titre d’un de vos derniers livres. Qu’est-ce que c’est que cette méthode de réintégration par le yoga ?

Alain DANIELOU : En fait, le yoga est une méthode extraordinaire pour essayer de développer notre puissance de connaître. En fait, nos sens ne nous donnent du monde qu’une version extraordinairement limitée et nous avons des possibilités dans notre cerveau que nous n’exploitons pas, ou quelquefois que nous faisons par instinct. Nous avons des gens qui perçoivent des événements à distance, qui ont des pressentiments de ce qui se passera demain, qui ont une espèce de vision de ce qui s’est passé par dans le passé et le yoga, ce sont des techniques qui, justement, réunissent sans jamais les séparer tous les éléments de l’être. C’est-à-dire, on ne sépare pas le mental de l’intellectuel et du physique et du corps et des énergies de ce corps, et des énergies sexuelles en particulier que l’on peut réutiliser à des fins intellectuelles. Et on cherche à développer, à explorer toutes ces facultés et à les développer, arrivant évidemment à des façons de connaître qui sont absolument extraordinaires. Ce n’est pas du tout simplement un système de gymnastique comme on le représente trop souvent ici, c’est au contraire un effort extraordinaire pour augmenter nos perceptions de ce qui existe et de ce qui est pour nous normalement non perceptibles.

Maurice FLEURET : Beaucoup de philosophes ou de chercheurs occidentaux ont prétendu assimiler notamment ces méthodes de yoga et aussi les leçons de la philosophie ou de la religion hindouiste. Est-ce que vous croyez que c’est possible pour un occidental ?

Alain DANIELOU : Je crois qu’il n’y a pas de difficultés fondamentales. Nous ne sommes pas constitués, nous ne sommes pas des animaux différents que ce l’on soit des hindous ou des européens. Nous avons les mêmes facultés quelquefois à des degrés de préparation ou de développements différents, mais au fond, je crois que tous les êtres humains ont les mêmes possibilités s’ils le veulent de connaître. Et seulement, je crois que je ne connais pas moi d’européens qui aient véritablement fait ce travail considérable, qui est de suivre réellement les méthodes de yoga et d’arriver à ses pouvoirs en quelque sorte que cela nous donne, ces développements prodigieux de la mémoire, par exemple, ou de la perception de la distance ou de la lecture de pensée, ou de la perception hors de l’espace, des gens qui arrivent à voir des structures d’atomes ou des systèmes solaires de l’extérieur, toutes sortes de choses qui ont permis à la pensée hindoue et à la science hindoue d’avoir des définitions qui sont pour nous stupéfiantes de précision et qui ont été faites par simplement des méthodes d’introspection extraordinairement élaborées.

Maurice FLEURET : Parce qu’elles ne sont pas passées par la filière scientifique telle que nous la connaissons avec les progrès techniques tels que nous les connaissons et par des vues beaucoup plus globales et subjectives, et plus fortes finalement.

Alain DANIELOU : Non, mais par exemple, il y a tout ce problème de l’espace, disons, qui intéresse la science moderne. On s’occupe d’atomes, on s’occupe de systèmes de stellaire, etc. Mais qu’est-ce que c’est que la dimension ? Ces choses ne sont grandes et petites pour nous que parce que nous avons un mécanisme spécial dans notre cerveau qui nous fait percevoir les choses à une certaine dimension. Mais il n’y a aucune raison valable que nous ne puissions pas percevoir de la même façon des choses qui sont tout à fait dans d’autres ordres de dimension. Or, nous y arrivons dans une certaine mesure avec des instruments à allonger nos sens, à permettre à notre vue de voir des choses très petites, mais nous pouvons aller beaucoup plus loin si nous le faisons par un procédé purement mental. Et c’est là où on arrive, par exemple, à ces définitions dans l’atomique hindou qui explique qu’un atome, c’est simplement un système d’énergie qui ressemble à un système solaire dans lequel l’espace est d’une nature différente de l’espace que nous connaissons, qu’un atome en soi est aussi grand qu’un système solaire, etc. Toutes sortes de choses que la science, aujourd’hui, commence à pressentir et que par ces méthodes extraordinaires d’introspection, l’ensemble de contrôle de nos possibilités, les adeptes du yoga ont pu percevoir directement.

Maurice FLEURET : J’imagine que c’est la même chose dans le domaine du temps, dans celui de l’espace également ?

Alain DANIELOU : Exactement, parce que le temps, par exemple, le présent n’existe pas. C’est un passage imperceptible entre un passé et un futur, qui coexistent dans ce que nous pouvons appeler l’éternité. C’est seulement un ordre dans lequel nous suivons un certain événement, mais on peut très bien concevoir que le temps fonctionne dans l’autre sens. Et on peut percevoir évidemment certainement, arriver à percevoir des choses qui ne sont, pour nous, pas arrivées ou qui doivent arriver parce que simplement, c’est une autre dimension du temps.