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Alain Daniélou – Émission « L’horloge de sable »
4/5 « Érotisme divinisé et polythéisme »

Avec l’aimable autorisation de « RTS Radio Télévision Suisse ».

L’intégralité des interviews radiophoniques peut être consultée sur le site des archives.

TRANSCRIPTION

Présentatrice : Espace 2, Daniel Rausis.

Daniel RAUSIS : 17h-18h sur Espace 2, « L’horloge de sable » avec Alain Daniélou, quatrième émission, une réalisation d’Alain Perrotet.

Alain DANIÉLOU : C’est une chose extrêmement prodigieuse que celle d’être capable de créer des êtres et tout ce qui tourne autour de cette création – toute la beauté dans le monde en entoure ses actes, il suffit de regarder les fleurs ou les papillons – indique bien que c’est, au fond, le rôle essentiel de l’homme. Tout le reste, l’homme n’est que le porteur de son sexe, nous dit-on, il n’est que le serviteur de son sexe, et cet aspect essentiel qui est en même temps l’image de l’acte du Créateur est un aspect fondamental qui devrait être le centre même de toute religion.

Daniel RAUSIS : Alain Daniélou, 1907-1994. Trois extraits d’entretiens. Aujourd’hui, une archive de 1960 avec Claude Mairet, une autre en 1992 avec Antoine Livio à propos de sa traduction du Kama Sutra et à l’instant, en 1974, un premier entretien où il est question de l’érotisme divinisé.

Alain DANIÉLOU : J’ai écrit un livre sur la religion, j’en ai écrit un autre sur la société, j’en ai un sur le Yoga et pourquoi pas un sur l’érotisme et les sculptures si belles qu’on trouve dans les temples.

Antoine LIVIO : Je vois quand même que l’érotisme hindou est quelque chose de très différent de ce qu’on appelle « érotisme » ici en Occident.

Alain DANIÉLOU : Vous savez, dans tout le monde judéo-chrétien, les gens sont des malades. L’érotisme dans l’Inde fait partie des beaux-arts. On enseigne le Kama Sutra aux enfants de 6 ans dans les écoles. Cette espèce de liaison du plaisir et de l’érotisme à la morale est une chose qui parait complètement aberrante aux Indiens.

Antoine LIVIO : Mais alors pour vous, lorsque vous êtes arrivé, vous aviez quel âge quand vous avez fait cette découverte de l’Inde ?

Alain DANIÉLOU : J’avais 24 ans quand je me suis installé dans l’Inde.

Antoine LIVIO : Cela doit marquer un homme jeune, un jeune homme, à ce moment-là.

Alain DANIÉLOU : Etant donné que je suis resté, je ne peux pas dire si je suis marqué. En fait, oui, je crois que c’est très différent parce que j’ai deux personnalités et je n’ai jamais cherché à en faire la synthèse. J’ai une façon de penser en hindi et j’ai une façon de penser en anglais ou en français qui est différente. Je crois que d’ailleurs, c’est essentiel parce que si on veut comprendre une civilisation, il faut complètement s’isoler de toutes ses habitudes, de toutes ses conventions.

Antoine LIVIO : L’Inde est devenue très à la mode à l’heure actuelle, qu’est-ce que vous pensez de ce mode ?

Alain DANIÉLOU : Je crois que, naturellement comme toutes les modes, il y a un côté superficiel, un côté snobisme. Mais, je crois qu’en fait, cela correspond à un besoin très profond de retrouver des échelles de valeurs qui ont existé dans le monde occidental antique et qui ont été complètement détruites après la fin du monde antique. Or, la seule civilisation, pouvons-nous dire, de cette époque et qui a été d’ailleurs si riche au point de vue de tous des ordres de la pensée et de la création, la seule civilisation qui a subsisté entièrement, intégralement, est la civilisation hindoue.

Donc, au fond, si nous voulons nous retrouver nous-mêmes, retrouver les sources de ce que peut-être non seulement la civilisation l’a armé, toute la conception de la vie, c’est probablement seulement dans l’Inde que nous pouvons en avoir l’expérience. Et le fait que dans certains domaines particulièrement, par exemple, dans la musique, toute une jeunesse aujourd’hui trouve exactement dans la musique hindoue ce qu’ils cherchent. Cette espèce de climat qui vous pénètre, qui est à la fois humain et mystique, qui n’est pas du tout formé de structure que d’objet, mais quelque chose, entièrement une communication profonde avec une espèce d’aspect souvent surnaturel, on pourrait dire, de ce que l’art peut exprimer. Je crois que c’est une très grande découverte et je crois que c’est très profondément valable. Et je pense que si on avait accès davantage aux réalités du monde hindou parce qu’elles nous sont généralement masquées par un faux hindouisme qui a complètement bloqué les contacts, je crois que sur tous les plans, cela pourrait être une véritable renaissance, une véritable réorientation de toute la civilisation.

Antoine LIVIO : Je ne sais pas si vous êtes d’accord, Alain Daniélou, mais nous allons peut-être regarder ce qui se passe ou ce qui s’est passé. Lorsqu’on lit votre livre, lorsque l’on feuillette, lorsqu’on voit, lorsqu’on admire les photos que vous nous présentez, on se rend compte que vraiment il y avait – ou tout au moins – il aurait existé en Inde une liberté sexuelle absolument invraisemblable puisque jusque sur les temples, on voit tout ce qu’il est possible de faire avec son corps. Alors, est-ce une réalité, est-ce une sublimation ou est-ce peut-être le pendant des gargouilles du moyen-âge dans nos églises gothiques ? Les garous n’ont jamais existé, les hippocampes n’ont jamais existé, ces personnages griffus et cornus n’ont jamais existé, mais on les avait quand même dans les cathédrales.

Alain DANIÉLOU : Non, je crois qu’il s’agit en fait d’une réalité. L’idée même que l’on puisse nier la valeur de l’érotisme sous toutes ses formes, comme un aspect essentiel de l’être humain et que sa négation est extrêmement dangereuse et néfaste, est certainement une conception qui a existé, qui existe encore au fond dans l’Inde traditionnelle. Mais il y a un aspect évidemment qui est très étranger à la conception occidentale, c’est que l’érotisme n’a rien à avoir à faire avec la procréation, c’est-à-dire, l’érotisme est un jeu qui permet de se développer harmonieusement et, même sous certains aspects, d’arriver à certaine réalisation mystique, mais ceci n’a rien à voir avec les institutions sociales qui ont pour but de perpétuer une espèce.

Donc, dans l’Inde, vous n’aurez jamais une objection morale à toutes les fantaisies érotiques possibles, mais vous aurez une objection absolue à un mariage interracial, par exemple. Vous n’avez pas le droit de créer des bâtards. Vous avez été créé dans une certaine race avec certaine qualité, comme un beau chien, comme un beau cheval et vous êtes un criminel si vous ne continuez pas à donner ce que vous avez reçu. Donc, l’approche est très différente.

Antoine LIVIO : Absolument. Est-ce que, réellement, on pourrait établir une comparaison entre la décadence, une certaine forme de décadence qui fut celle quand même de l’Inde, à un certain moment donné, de l’Inde qui abdiquait toute force militaire et qui ainsi s’est faite coloniser, s’est faite dominer, cette espèce de chute presque de l’histoire hindoue et cette grande liberté sexuelle ?

Alain DANIÉLOU : Je ne crois pas du tout que ce que vous dites soit une réalité. L’Inde n’était pas un pays faible. L’Inde n’était pas un pays non violent, c’est un pays qui a toujours eu, au contraire, prôné l’héroïsme dans son histoire, des exemples admirables d’héroïsmes guerriers. Mais il ne faut pas oublier que l’Inde a été victime d’abord des plus féroces invasions mongoles et islamiques qui ont complètement saccagées le pays et qui étaient évidemment des hordes qui, l’Occident lui-même a bien failli y succomber. Et au moment où étant tout de même arrivé à, en quelque sorte, civiliser ses occupants, l’Inde commençait à reprendre sa force, sont arrivés – avec des armes très supérieures – les Européens qui ont soutenu l’Islam faiblissant contre l’Hindouisme et par ce moyen sont arrivés à servir l’Inde. Donc, je crois que c’est un phénomène purement militaire et nous savons dans l’histoire, il y a toujours eu des invasions terribles et irrésistibles, et je ne crois pas qu’il n’y ait rien d’autre, je ne crois pas que cela ait à voir avec une soi-disant décadence de la civilisation indienne.

<MUSIQUE>

Daniel RAUSIS : Alain Daniélou dans « Plein feu », une émission d’Antoine Livio en 1974, aujourd’hui, dans « L’horloge de sable » sur Espace 2.

Antoine LIVIO : Est-ce qu’à l’heure actuelle, la religion est encore puissante ?

Alain DANIÉLOU : Bien sûr. En fait, la religion, c’est-à-dire il faut faire très attention que la religion pour les hindous, c’est une philosophie. Cela n’est pas du tout un système organisé et agressif.

Antoine LIVIO : Ce n’est pas l’Islam.

Alain DANIÉLOU : Ce n’est pas l’Islam et ce n’est pas le Christianisme. C’est une façon de concevoir la vie qui est extrêmement ouverte, ce qui fait d’ailleurs que toutes les religions persécutées ont toujours trouvé un refuge dans l’Inde et ceci reste fondamentalement un aspect essentiel de la vie, disons, de 99 % des hindous. Malheureusement, comme dans tous les pays qui ont été colonisés, nous ne connaissons que la toute petite minorité des collaborateurs à qui on a passé le pouvoir, c’est-à-dire, ces Indiens qui, élevés à Oxford ou d’éducation strictement anglaise, que tout l’Occident soutien parce qu’ils parlent anglais, parce qu’on peut s’entendre avec eux, parler socialisme, économie politique ou n’importe quoi. Ce qui ne veut rien dire pour eux d’ailleurs. Et à ce moment-là, on cherche à ignorer complètement la grande masse de l’opinion et de la vie des véritables hindous.

Antoine LIVIO : La vie des hindous, quelle est-elle ? Est-ce que c’est cette vie que toute une jeunesse européenne et américaine, disons une jeunesse occidentale, a été recherchée en Inde ?

Alain DANIÉLOU : Je ne crois pas. Je crois que les contacts que peut avoir cette jeunesse sont extrêmement superficiels. Ce qui n’empêche pas d’ailleurs très souvent qu’il y ait une espèce d’intuition, qu’ils se sentent dans un monde qui les libèrent de beaucoup de choses. Mais je ne crois pas qu’ils aient un véritable contact avec les valeurs de ce monde. D’abord, parce qu’ils ne parlent pas langue et comment voulez-vous qu’un Chinois comprenne les aspects subtils de la civilisation française s’il ne sait pas le français ? Or, on assiste toujours à cette comédie des gens qui prétendent connaitre l’Inde, aimer l’Inde et sont absolument incapables d’échanger trois mots avec un chauffeur de taxi.

Antoine LIVIO : Est-ce que vous croyez réellement que cette présence de certaines drogues, de certaines herbes, a un rapport quelconque avec la liberté sexuelle que l’on peut lire sur les temples, etc. ?

Alain DANIÉLOU : Je crois que non, il n’y a pas de rapport du tout direct. Je crois que presque toutes les religions ont utilisé certaines formes d’intoxicants, fussent symboliquement comme moyen, une certaine façon de faciliter des états mystiques. Le fait que le chrétien utilise du vin dans le sacrifice de la messe est un rappel de ce souvenir dans le monde chrétien et certainement, par exemple, chez les hindous, surtout chez les moines errants qui recherchent des états de concentration intérieure, ils trouvent une aide certaine dans les boissons que l’on fait à base de chanvre, de haschich qu’on appelle le bhang.

Et en effet, ce sont des drogues, c’est beaucoup dire parce que cela ne fait du mal à personne, mais cela donne des sortes de formes de légère intoxication qui facilitent énormément la concentration mentale, qui vous permettent de vous isoler du monde extérieur, donc très proche des techniques de yoga qui cherche exactement la même chose. D’abord, il faut s’isoler, il faut réduire au silence les agitations de la pensée et essayer de percevoir des choses transcendantes. Cela ne peut pas être un but en soi, mais cela peut être pour beaucoup des gens une aide.

Antoine LIVIO : Lorsque l’on lit votre livre, Alain Daniélou, on se pose la question, on se dit : « Mais quel est le rapport entre ces sculptures admirables et la réalité ? » Est-ce ces sculptures admirables sont peut-être le pendant sublimé des graffitis que l’on peut voir dans certains édicules en France et en Europe ou est-ce que vraiment c’est quelque chose de totalement différente ? Les graffitis sont un défoulement pour l’Européen. Est-ce que pour l’hindou, la sculpture ainsi sur la porte d’un temple, sur la phase d’un temple, ce serait autre chose ?

Alain DANIÉLOU : C’est complètement autre chose. Il ne faut pas oublier que dans la philosophie shivaïte en particulier qui est la plus ancienne forme de l’hindouisme, l’acte procréateur et l’acte érotique sont l’image exacte de l’acte du Créateur. C’est une chose extrêmement prodigieuse que celle d’être capable de créer des êtres et tout ce qui tourne autour de cette création, toute la beauté dans le monde en entoure ses actes – il suffit de regarder les fleurs ou les papillons – indique bien que c’est au fond le rôle essentiel de l’homme. Tout le reste, l’homme n’est que le porteur de son sexe, nous dit-on. Il n’est que le serviteur de son sexe. Et cet aspect essentiel qui est en même temps l’image de l’acte du créateur est un aspect fondamental qui devrait être le centre même de toute religion. Il n’y a donc aucune espèce d’aspect de vulgarité, de défoulement. Toutes ces notions paraissent absurdes à des hindous.

Antoine LIVIO : A l’heure actuelle, cela existe encore cette liberté sexuelle ?

Alain DANIÉLOU : Fondamentalement, oui. En fait, l’Inde est gouvernée aujourd’hui par un gouvernement directement dérivé de la reine Victoria qui donc essaie d’imposer toutes les superstitions occidentales, mais ceci n’atteint pas beaucoup le fond de la population. Cela indique, dans certaines classes peut-être plus élevées, une certaine dissimulation, mais tous les rites érotiques existent toujours et toutes les pratiques toujours. Et si on n’enseigne plus le Kama Sutra dans les universités, on l’enseigne dans toutes les écoles traditionnelles aux enfants.

Antoine LIVIO : Je crois qu’il faudrait quand même ouvrir une parenthèse, nombreux sont les auditeurs qui savent ce qu’est le Kama Sutra, mais vous pourriez peut-être le définir en quelques mots. C’est une leçon de choses, de l’amour, en quelque sorte.

Alain DANIÉLOU : Oui, des techniques de l’amour, de toutes les façons, d’avoir des actes érotiques de toutes les espèces possibles et de toutes les variantes possibles.

Antoine LIVIO : C’est la méthode rose de l’amour en quelque sorte.

Alain DANIÉLOU : Oui, j’ai vu des livres allemands récemment justement où on explique pour l’éducation sexuelle, on montre toutes les postures possibles que des gens peuvent prendre pour cette occupation. Le Kama Sutra, c’est cela.

Antoine LIVIO : Mais, en plus poétique.

Alain DANIÉLOU : Beaucoup plus poétique et avec beaucoup plus d’implication. Ce n’est pas simplement un acte, car il faut toujours se dire que l’aspect sacré de cet acte est toujours présent dans la pensée d’un hindou. Ce qui nous parait évidemment à des occidentaux un peu peut-être bizarre, mais le fait d’ailleurs que dans l’Inde, on ne peut pas se marier si les horoscopes ne correspondent pas, si toutes les données de races, de consanguinité, de famille ne sont pas soigneusement établies. Les pratiques érotiques d’ailleurs doivent en principe être en dehors du mariage.

Antoine LIVIO : Où la virginité n’existe pas, ce n’est en tout cas pas un avantage.

Alain DANIÉLOU : Non, c’est-à-dire, si on idéalise l’amour, si on veut rechercher justement l’amour dans sa forme la plus exaltante, la plus pure, il doit être illégitime. Autrement, il devient un acte social sanctionné par la société. Il perd sa valeur d’art pure, donc l’amour doit être absurde, doit être sublime…

Antoine LIVIO : Doit être fou.

Alain DANIÉLOU : Doit être fou et plus il est fou, plus il est beau, plus il nous met en contact en quelque sorte avec un aspect de la divinité.

Antoine LIVIO : Est-ce que cette divinité est encore très puissante ? Est-ce que réellement, on croit encore… est-ce que l’athéisme n’a pas prise en Inde ?

Alain DANIÉLOU : Mais, l’athéisme ne peut pas avoir prise dans l’Inde parce que la religion n’est pas différente de la philosophie ou de la science. La conception hindoue de ce que nous appelons la religion est simplement une recherche de l’Inde sur la nature du monde. Nous adorons – que ce soit les chrétiens ou les musulmans ou bouddhistes – nous partons d’un homme et nous vénérons une personnalité qui a inventé un système. Pour les hindous, c’est impensable. Les dieux sont des abstractions. Ce ne sont pas des abstractions, mais ce sont des énergies fondamentales que l’on cherche à définir. Par conséquent, vous savez, la trinité hindoue composée de 3 éléments qu’on appelle Brahma, Vishnu et Shiva, s’exprime dans tout ce qui existe. Par exemple, on vous expliquera qu’en cosmologie pour que l’univers puisse exister, il faut qu’il y ait une force centripète qui condense, une force centrifuge qui diffuse et leur résultante qui est le mouvement des planètes. La force qui concentre s’appelle Vishnu, la force qui diffuse et qui détruit les choses s’appelle Shiva et leur résultante, le créateur matériel, c’est Brahma.

Mais vous retrouverez des parallèles similaires dans tous les aspects, dans toutes les choses, absolument dans toutes les formes de la nature. A ce moment-là, est-ce que vous pouvez le nier ? Est-ce que c’est possible que cela ne se voie pas ? Le plan est seulement jusqu’à quel point vous allez ensuite subdiviser ces formes primordiales et considérer qu’elles peuvent aussi avoir une action directe plus ou moins à un certain étage dans le monde que nous vivons. C’est à ce moment-là qu’intervienne tout un monde de divinités inférieures qui serviraient à l’organisation du monde et auquel on peut croire ou ne pas croire suivant qu’on a un instinct mystique qui vous fait pressentir certaines choses ou non. Donc, le principe même de la religion ne peut pas être mis en contestation.

Antoine LIVIO : Si vous êtes d’accord, j’aimerais que l’on parle et qu’on en termine avec ces photos admirables. Est-ce que ces photos sont facilement réalisables ou est-ce qu’il faut vraiment, avec un téléobjectif, chercher très loin la scène érotique ?

Alain DANIÉLOU : Non, les temples de certaines époques sont entièrement du haut jusqu’en bas couverts de sculptures qui sont là d’ailleurs absolument selon des règles basées sur des diagrammes symboliques, et vous retrouverez dans le même endroit du temple la même sorte d’image. Elle peut être différente suivant l’artiste, mais tel aspect de la divinité, car ce sont des aspects de la divinité, et elle sera toujours représentée au même endroit. Évidemment, étant donné qu’elles sont là pour la structure du temple, plus encore que pour être regardé, vous en avez qui sont dans des endroits très difficiles. Et quand, avec mon ami Burnier, nous avons fait ces photographies, c’était un travail incroyable. Nous avons passé des mois dans ces temples avec des échafaudages, avec des réflecteurs, avec des appareils photo très perfectionnés et évidemment, c’est un travail difficile pour bien photographier. Mais cela ne veut pas dire que vous ne pouvez pas voir facilement les sculptures, elles sont là sous votre nez à tous les étages.

<MUSIQUE>

Daniel RAUSIS : Pour une diffusion de 12 février 1974 dans « Plein feu » à propos de l’érotisme divinisé, Antoine Livio recevait Alain Daniélou. En conclusion de cet entretien, vous avez entendu une pièce de Pattabhiramayya, un Javali, soit une composition à contenu érotique. Nous l’avions vu dans nos précédentes émissions de « L’horloge de sable », Antoine Livio a reçu Alain Daniélou à de nombreuses reprises et notamment ce sera la dernière, 18 ans plus tard, pour « Plein feu » toujours, au moment de l’apparition de sa traduction du Kama Sutra.

Alain DANIÉLOU : C’est un ouvrage très complexe qui est un résumé fait au IVème siècle d’une série d’ouvrages beaucoup plus anciens. Il y a un texte et il y a de très importants commentaires qui citent justement ces sources. Les traductions qui existaient, il n’y en a qu’une en fait et tout le monde répétait : « C’est une traduction anglaise faite à la fin du siècle dernier avec un petit côté victorien, puis pour approcher le sujet, n’est pas tout à fait indiqué. »

Alors, d’abord il y a des contresens absolument énormes. Il y a un énorme chapitre sur les lesbiennes qui n’existe pas. Il y a toutes sortes de détails qui sont d’erreurs, etc. et puis l’esprit n’y est pas du tout parce que ce n’est pas du tout un ouvrage coquin, c’est une espèce de Kinsey Report sur la sexualité, comme un test pré fondamental de l’existence humaine qui fait partie d’une trilogie. Il y a le Kama Sutra qui concerne la sexualité, l’arthashâstra, l’argent et le pouvoir et le troisième, la dharmashastra qui est les relations humaines, qui sont les trois aspects qui concernent tous les êtres vivants.

C’est fait d’une façon très systématique et très souvent assez amusante avec des exemples, etc. et ceci n’est pas du tout rendu dans ces petits traités mal traduits en texte sans tenir compte des commentaires qui l’expliquent.

Antoine LIVIO : Alors maintenant vous, vous avez repris le texte à la base. Vous avez pris le texte et vous l’avez traduit.

Alain DANIÉLOU : J’ai pris le texte, un commentaire du moyen-âge et un commentaire par un lettré moderne parce que je tiens beaucoup à montrer que c’est une chose, pas un livre accidentel d’époque, mais au contraire une continuité dans la conception de la vie.

Antoine LIVIO : C’est-à-dire que le Kama Sutra, encore aujourd’hui, est lu et étudié en Inde.

Alain DANIÉLOU : C’est-à-dire, il fait partie de l’ouvrage que l’étudiant, l’enfant traditionnel doit obligatoirement étudier parce que ce sont des techniques qui concernent toute la société humaine et il faut être informé.

Antoine LIVIO : C’est l’éducation sentimentale mais pour le petit hindou.

Alain DANIÉLOU : Pour le petit hindou. Et alors, c’est une chose qui est amusante, c’est contrairement à ce qu’on dit toujours sur l’Inde, cela s’adresse au riche bourgeois. La personne à qui s’adresse est le citadin raffiné, bien élevé, qui est un monsieur haut fonctionnaire, riche propriétaire qui attend l’arrivée de ses bateaux, la moisson de ses terres, etc. Les autres castes sont mentionnées, mais accessoirement. On parle juste des rois à propos des embêtements qu’ils ont parce qu’ils sont obligés d’avoir un rêve, mais c’est fastidieux de tant de femmes, etc., mais enfin ce n’est pas d’eux qui sont vraiment concernés.

Antoine LIVIO : Pour traduire un tel livre, puisque vous parlez précisément de caste, c’est-à-dire, qu’il faut percer à jour, il faut connaitre le langage de cette caste.

Alain DANIÉLOU : Non, ce n’est pas un langage de caste parce que c’est écrit en sanskrit, mais il faut connaitre la terminologie qui est particulière évidemment. Vous comprenez ? Tout le monde croit qu’on sait ce que veut dire le mot « Yoga », le yoga, en langue Kama Sutra, cela veut dire l’union sexuelle. On sait que les Upanishads, c’est la philosophie. Les Upanishads, ce sont les techniques magiques, etc. Tous les mots, comme très souvent en sanskrit, ont un sens particulier selon la science dans laquelle il s’applique. Alors, il faut pour cela évidemment connaitre assez bien le langage, le sanskrit d’abord et aussi connaitre l’usage de ces mots comme j’ai eu la chance de le faire dans une langue vivante. Ou alors, on sait très bien le poids des mots parce que les gens s’en servent dans leurs jurons, dans leurs histoires, dans leurs habitudes, dans leurs racontars, que des universitaires qui approchent un texte sans être informés font du contresens absolument merveilleux.

<MUSIQUE>

Antoine LIVIO : Le Kama Sutra, c’est un immense volume, c’est même plus qu’un volume, c’est une série de livres. Vous avez pris l’entier du Kama Sutra ou est-ce que vous avez fait un choix ?

Alain DANIÉLOU : Non, j’ai pris l’entier. Il y a deux choses : il y a le kamashastra qui veut dire la tradition dans laquelle on cite une cinquantaine d’ouvrages remontant jusqu’à la préhistoire. Et puis le Kama Sutra est un résumé fait par un Monsieur au IVème siècle de ses ouvrages antérieurs dont certain chapitre il cite intégralement sans en prétendre qu’il les a inventés. Et particulier, un chapitre très intéressant sur les courtisanes qui sont les détentrices des arts, les ornements de la cité dont il cite alors le récit fait d’après les confidences faites à un autre auteur au VIII siècle avant lui qui s’appelait D’Artagnan, à l’époque d’Alexandre.

Antoine LIVIO : Le Kama Sutra tel que vous l’avez traduit, c’est un travail immense, c’est un travail qui vous a pris combien de temps ? Enfin, c’est le travail d’une vie.

Alain DANIÉLOU : Non, tout de même, peut-être je pourrais dire pour tout le monde, ce qui concerne le Kama Sutra, c’est une action, une affaire de toute la vie. Mais le travail sur le texte, je l’ai fait pendant quatre ans de travail très difficile et très intense.

Antoine LIVIO : Lorsque vous travaillez un tel texte, vous avez beaucoup de dictionnaires ou est-ce que vraiment le sanskrit maintenant n’a plus de mystère pour vous ?

Alain DANIÉLOU : C’est-à-dire, il y a deux choses. Le sanskrit est une langue très compliquée où l’élégance veut qu’on, pire qu’en allemand, qu’on mette les mots à l’envers, qu’on mette les verbes aux mauvais endroits, etc. Donc, il faut faire très attention. Plus les mots se rejoignent et on sait, on ne fait pas les césures au bon endroit, on fait des contresens monumentaux. Mais il y a deux choses, il y a le vocabulaire et il y a la grammaire. Et l’important naturellement, la grammaire, cela, on l’arrange toujours. On peut toujours trouver s’il y a un doute quelqu’un pour vous suggérer, mail il faut connaitre très bien le vocabulaire. Et alors cela, c’est difficile, il n’y a pas de dictionnaire en français naturellement. J’ai utilisé un dictionnaire anglais fait par un indien surtout et puis alors, pour certains sujets, des dictionnaires en Bengalie, en Hindi, etc. Alors, on est tout le temps à courir entre quatre ou cinq langues dont l’alphabet n’est pas dans le même ordre, ce qui était une chose extrêmement fatigante.

Antoine LIVIO : Oui, vous êtes en train vraiment de nous décourager, mais en fait, il ne s’agit pas de faire un tel effort pour lire le livre qui vient de paraitre maintenant aux éditions du Rocher ?

Alain DANIÉLOU : J’ai fait les efforts pour vous.

Antoine LIVIO : Oui, exactement. On a toujours un petit sourire quand on parle de Kama Sutra. Alors, est-ce que réellement c’est aussi coquin que cela ou est-ce que ce n’est pas plutôt une espèce de philosophie de la vie ?

Alain DANIÉLOU : Alors, c’est avant tout une philosophie de la vie. Et d’ailleurs si on prenait simplement la description des devoirs de l’épouse fidèle, on croirait que lire un ouvrage d’un moine du moyen-âge qui a de tout, puisque c’est un aspect de la vie dont on prend tous les aspects.

Antoine LIVIO : Je suppose que cela tient alors à la fois du catéchisme, de la leçon de bonne conduite et puis peut-être quand même de la mythologie du livre de l’histoire d’eau et de Shéhérazade.

Alain DANIÉLOU : Un petit peu oui, pourtant rien de religieux. Bien que ce soit un livre considéré dans la tradition sacrée, c’est un livre technique, c’est un livre scientifique. Pour cela que je le comparais un peu au Kinsey Report, de ses grandes études sur les mœurs.

<MUSIQUE>

Antoine LIVIO : Quelle était exactement la place du Kama Sutra à l’heure actuelle en Inde ? Est-ce que c’est un livre qui se lit beaucoup ?

Alain DANIÉLOU : Absolument pas, cela doit être interdit. Si monsieur Gandhi avait pu le faire, il avait fait brûler tous les manuscrits et tous les textes imprimés. Non, c’est très contraire au puritanisme invraisemblable de l’Art moderne.

Antoine LIVIO : Les manuscrits du Kama Sutra se trouvent où à l’heure actuelle ?

Alain DANIÉLOU : En fait, il y en a un certain nombre et les textes que j’ai traduits, qui est d’ailleurs le même texte qui avait été fait au XIXème siècle, est fait en me réunissant et très bien fait par un grand lettré, en réunissant les différents manuscrits que j’ai pu trouver. Mais alors, les rapprochements pour les citations ne se trouvent que dans les commentaires. Alors, il y a des choses très intéressantes. Par exemple, il y a un des auteurs qu’il cite beaucoup, il s’appelle (0:39:25) et l’auteur du (0:39:28) Upanishad qui est tout de même un livre très important et dont on sait qu’il a été écrit au VIème siècle avant notre ère.

Antoine LIVIO : Donc à l’heure actuelle, ces grands textes du passé, tout ce qui est la richesse du passé de l’Inde n’est plus à étudier, peut-être qu’à l’université ou est encore ?

Alain DANIÉLOU : En réalité, c’est un désastre parce que les Européens et les Indiens qu’ils ont influencés ne se sont intéressés qu’aux textes védiques et quelques textes philosophiques. Et tout ce qui est des textes techniques et scientifiques qui sont les plus intéressants parce qu’il y a des textes extraordinaires sur la nature de la matière, sur la cosmologie, sur l’astronomie, cela, ils ne sont pas même édités et ils les pourrissent dans des bibliothèques, c’est un désastre. Je n’ai jamais trouvé quelqu’un qui veut faire ça. Moi, je réunissais des manuscrits sur la musique parce que c’est (0:40:32), en faisant cela, je rencontrais des manuscrits sur les mathématiques, sur la médecine et je disais : « Est-ce que je choisirai quelqu’un passer le filon ? Parce que c’est très intéressant. » On ne trouvait jamais personne parce que ce n’est pas facile. Il faut quelqu’un qui connaisse le sujet – vous me direz : « Kama Sutra, tout le monde devrait le connaitre en principe » – mais aussi quelqu’un qui sache le sanskrit et qui veuille bien se prendre du temps.

Antoine LIVIO : Oui, parce que vous dites, il vous a fallu trois ans ou quatre ans, mais il a fallu beaucoup d’heures par jour. Quand même, c’est un immense livre.

Alain DANIÉLOU : Bien sûr, oui, c’est un énorme travail. Et alors aussi parce que j’entre très facilement dans la civilisation indienne parce que je l’ai tellement vécu. Mais, par exemple, on vient de me présenter un livre sur la logique qui est très intéressant, un sujet que je connais très bien les terminologies, qui est fait par un universitaire, une grosse thèse, c’est absolument incompréhensible. Moi qui connais très bien le sujet, je ne trouve même pas une traduction des mots essentiels qui soient clairs. On abandonne ces sujets à des universitaires qui ne s’y intéressent pas et ne connaissent pas suffisamment les détails de la tradition vivante pour pouvoir approcher des sujets techniques.

<MUSIQUE>

Daniel RAUSIS : Antoine Livio a reçu pour la dernière fois Alain Daniélou dans « Plein feu » diffusé le 11 juin 1992, un an et demi avant sa mort.

« L’horloge de sable » sur l’Espace 2, c’est une mise en perspective du fond d’archive de la Radio Suisse Romande. En 1960 déjà, Claude Mairet s’entretenait avec Alain Daniélou sur le polythéisme hindou.

Alain DANIÉLOU : Les hindous considèrent qu’à l’origine des choses, on trouve une espèce d’océan causale absolument impersonnelle et neutre, sans forme, sans personne, sans nombre qu’ils appellent l’immensité, le Brahman. Dans cet océan immense et infini apparaisse certaines tendances, une certaine polarisation et de cette polarisation naisse trois forces cosmiques qui, sur le plan que nous pouvons connaitre dans les formes matérielles, se représentaient par la force centripète qui crée la cohésion : donc la lumière, le soleil et son contraire, donc la force de dispersion qui crée une disparition des choses, un anéantissement par dispersion. Donc, la nuit, l’absolue disparition de toute lumière dans une expansion totale et ce principe est ce qu’ils appellent Shiva, le principe de concentration étant appelé Vishnou.

De ces deux principes qui s’opposent, de ces deux forces contraires, nait une résultante qui est la force de rotation qui forme les univers. Et cette troisième force est la cause de la matière du temps, de l’espace et ils l’appellent « Brahma ». Ceux-ci sont donc les trois premiers principes cosmiques qui sont personnifiés dans les trois dieux principaux des hindous.

Claude MAIRET : C’est, en somme, toute une conception très scientifique du monde et vous me disiez tout à l’heure que vous considériez les hindous comme les premiers esprits scientifiques qui aient existé sur notre planète.

Alain DANIÉLOU : Certainement. Et les hindous ont, en somme, toujours réfléchi aux problèmes qui se présentaient à eux avec un esprit extraordinairement réaliste. C’est ce qui fait d’ailleurs qu’ils n’ont jamais accepté quelque chose qui puisse ressembler à des dogmes. Il n’y a dans l’hindouisme aucune vérité que l’on doive croire sans la comprendre.

Claude MAIRET : Mais la matière dont est faite ce monde et qui les entoure, qu’est-elle exactement pour eux ?

Alain DANIÉLOU : Elle est justement de la même nature que ces trois principes cosmiques qui se multiplient indéfiniment dans leur combinaison pour donner un ensemble ordonné qui nous apparait comme la matière, parce que la matière pour eux n’est qu’une apparence. C’est une sorte de pensée de l’être cosmique qui est perçue par nous et c’est en ce sens que l’homme ou tout être vivant est une nécessité pour les êtres divins parce que la création n’existe que dans la mesure où elle est perçue. Et ce sont les limitations mêmes de nos sens qui nous empêchent de voir autre chose que l’apparence du monde extérieur, qui lui donne la réalité qui en fait donc un jeu de la pensée cosmique.

Claude MAIRET : Mais comment alors est née cette pensée cosmique ?

Alain DANIÉLOU : La pensée est née du substrat principal qui s’appelle « la conscience ». Dans toute la théorie des substrats, de cette énergie primordiale et impersonnelle, naissent des formes orientées qui développent un aspect qui est la conscience. Et de la conscience indifférenciée et généralisée de l’univers naissent des consciences d’abord célestes, des consciences immenses qui créent la pensée, qui donnent sa forme au monde, puis en se divisant indéfiniment, toutes les consciences qui peuvent exister à tous les degrés de la manifestation de l’univers pour aboutir à cette petite chose qui est notre conscience humaine fragmentée.

Claude MAIRET : Mais, d’après ce que vous me dites là, il y aurait donc à l’origine un principe créateur et ce principe créateur pourrait être appelé « Dieu » ?

Alain DANIÉLOU : Oui, mais il ne peut pas être unique parce qu’à partir du moment où il est dans le domaine de l’action, dans le domaine du manifesté, il est dans le domaine du multiple, dans le domaine des nombres. Il y a donc une espèce d’impossibilité à envisager une unité à la base de la manifestation de l’univers ou des univers perceptibles.

Claude MAIRET : Ce principe créateur et ordonnateur ne peut donc pas, d’après eux, être unique. C’est bien cela, votre pensée ?

Alain DANIÉLOU : Oui et d’ailleurs, cela s’exprime dans une phrase très célèbre dans la philosophie hindoue qui est le nombre 1 est la nature même de l’erreur. Chaque fois que nous voulons unifier les choses, nous sommes sûrs de nous tromper.

Claude MAIRET : Je pense que vous avez tenu ces propos à votre frère et que de vos discussions a dû jaillir une certaine lumière. J’aimerais connaitre par votre bouche quelles ont été ses réactions à ses propos.

Alain DANIÉLOU : Non, je n’ai jamais eu l’occasion de parler très profondément de ces questions avec mon frère. Il a ses propres conceptions et appartient en un sens à un monde différent du mien. Il se peut qu’un jour nous ayons l’occasion d’en discuter, mais ceci ne s’est jamais présenté vraiment jusqu’à présent.

Claude MAIRET : Vous n’admettez pas le principe créateur unifié qui se trouve à la base des religions chrétiennes et par conséquent de celle de votre frère.

Alain DANIÉLOU : Du point de vue hindou, naturellement, le point de vue chrétien apparait beaucoup trop limité, apparait même presque enfantin dans son énonciation et les hindous, d’ailleurs, ne croient pas qu’en pratique, il soit défendable. Dans leur conversation avec des philosophes chrétiens, ils se heurtent toujours à un moment où le chrétien ne veut plus discuter parce qu’il dit : « Non, c’est ma croyance. » Or, l’hindou n’admet pas que l’on ait une croyance, il veut pouvoir discuter des choses aussi loin que l’esprit peut aller et il trouve presque toujours qu’il y a un moment où la pensée chrétienne n’est pas très claire, où elle admet une espèce d’élément démoniaque ou matériel comme se différenciant de l’élément divin. Et ceci implique une pluralité, donc en somme, quelque chose qui sous une autre forme correspond à une conception polythéiste.

Claude MAIRET : Avez-vous trouvé dans la représentation de l’univers telle que la font les hindous, l’explication que vous cherchez à la création de cet univers ?

Alain DANIÉLOU : En un sens probablement, oui, c’est-à-dire, moi par nature, je ne cherchais pas une explication de la nature de l’univers, mais il m’a semblé que c’était en tout cas l’explication la plus probante, la plus acceptable et celle qui semblait le mieux coïncider avec les données des mathématiques et de la physique moderne.

Claude MAIRET : Les hindous en ont été amenés à avoir cependant une religion et cette religion, c’était la religion polythéiste. Comment se représente-t-elle ? Comment se matérialise-t-elle cette religion ?

Alain DANIÉLOU : Il y a tous les degrés, de même que l’univers part de principe extrêmement abstrait pour se diviser indéfiniment dans des formes de plus en plus concrètes, de même, pour nous, la façon de pressentir le divin part des formes les plus extérieures en recherchant peu à peu à nous élever vers des formes plus abstraites. C’est pourquoi les hindous attachent une très grande importance aux formes extérieures du culte qu’ils considèrent comme des degrés nécessaires pour arriver peu à peu à des conceptions plus abstraites.

Claude MAIRET : Quelles sont les formes de ce culte ?

Alain DANIÉLOU : Il y a les rites qui sont très importants et la concentration mentale sur des images et des symboles qui joue aussi un très grand rôle parce que d’un côté, par les rites et certaines habitudes, nous nous prédisposons à une attitude plus spirituelle et ensuite, par des efforts pour concentrer la pensée, nous apprenons à cesser de nous agiter intérieurement pour peu à peu arriver à percevoir des choses plus essentielles.

Claude MAIRET : Quelle forme prend cette représentation ?

Alain DANIÉLOU : Il y a 3 formes principales de représenter les entités transcendantes. La plus abstraite est par des formules que l’on appelle les formules parlées, que l’on appelle les mantras, puis par des symboles géométriques que l’on appelle les yantras et enfin par les formes plus ou moins anthropomorphiques qui sont les divinités que l’on représente dans les temples et que l’on vénère dans les rites ordinaires.

Claude MAIRET : Voulez-vous nous dire ce que sont quelques une de ces divinités ?

Alain DANIÉLOU : Il y en a beaucoup, il y a Shiva qui est la puissance de la mort et de la vie.

Claude MAIRET : Et qui est représentée… ?

Alain DANIÉLOU : Qui est représentée de différentes façons, mais sous une forme humaine extrêmement belle et harmonieuse. Il y a Vishnou qui est représentée couchée sur l’océan causal ; il y a Kali, la puissance du temps qui effraie beaucoup souvent les étrangers parce qu’elle a un aspect horrible. C’est une femme noire, affreuse avec mille bras qui n’est au fond qu’un symbole, mais qu’il ne faudrait pas du tout méconnaitre comme on le fait trop souvent pour une espèce de divinité terrifiante, qu’elle n’est pas du tout pour les hindous.

Daniel RAUSIS : Avec Alain Daniélou au micro de Claude Mairet s’achève « L’horloge de sable » qui vous a permis d’entendre aujourd’hui des morceaux choisis par Alain Perrotet de trois émissions avec Alain Daniélou entre 1960 et 1992, ainsi que quelques extraits du CD-Rom édité en 2002, « Le labyrinthe d’une vie », Alain Daniélou d’Orient et d’Occident.

<MUSIQUE>

Nous entendons un chant à la gloire de la déesse Kali, la puissance transcendante du temps.

Nous laissons ici cet ensemble dirigé par Nilmani Bhattacharya (0:56:18). Demain, dernière émission consacrée à Alain Daniélou à l’occasion des 10 ans de sa mort, « La Fantaisie des Dieux », un entretien accordé à Catherine Michel après les informations Jazz, merci d’être à l’écoute d’Espace 2.

Présentatrice : La société internationale de musique contemporaine organise chaque année une fête mondiale de la musique. En 2004, les « World New Music Days » ont lieu en Suisse. L’orchestre de chambre de Lausanne participe à cet évènement et donnera un concert le 08 novembre à 20h à la salle Paderewski de Lausanne, sous la baguette de Heinz Holliger. Les musiciens interprèteront des œuvres de compositeurs australiens, chinois, ukrainiens, américains et suisses. Un concert enregistré par Espace 2, qui sera diffusé dans « Musique Aujourd’hui », le dimanche à 21h.

Espace 2, bientôt 18h. Après les informations, vous avez rendez-vous avec Ivor Malherbe.