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Découvrez cette interview de Maurice Béjart réalisée à l’occasion des quatre fois vingt ans d’Alain Daniélou.
Il s’exprime sur l’Inde, sur les apports de l’oeuvre de Daniélou sur son propre travail, sur leurs approches croisées d’un même objet, distinctes mais non opposées.

Un témoignage touchant et très finement exprimé d’un écho entre deux univers artistiques voisins et pourtant en contrepoints.

L’intégralité des interviews radiophoniques peut être consultée sur le site des archives.

Alain Daniélou et Maurice Béjart.
Alain Daniélou et Maurice Béjart.
© Jacques Cloarec.

TRANSCRIPTION

Brigitte DELANNOY : Maurice Béjart, toujours très inspiré par l’Orient, son ballet indianisant bhakti en est la meilleure preuve, a beaucoup puisé dans l’œuvre d’Alain Daniélou qu’il admire et respecte tel un disciple.

Maurice BÉJART : On a eu des voies parallèles. Il a été beaucoup plus loin que moi puisque Daniélou peut lire le sanskrit, est un musicien musicologue hindou, a une connaissance d’une immense profondeur et je n’atteins pas à la cheville. Mais disons qu’on a eu des voies parallèles moi dans mon tout petit domaine de recherche et lui qui a vraiment, je crois que c’est l’européen qui a le mieux pénétré l’Inde en véritable profondeur.

Brigitte DELANNOY : Oui, vous voulez dire que lui a une connaissance rationnelle de l’Inde alors que vous, vous avez plutôt une approche intuitive de ce pays et de cette culture indienne ?

Maurice BÉJART : Je crois que non. Je crois que sa connaissance à lui est à la fois rationnelle et intuitive comme la vraie connaissance. S’il y a l’une et pas l’autre, il y a quand même un défaut surtout que l’Inde rationnelle, ça n’a rien à voir avec l’Europe rationnelle et le mot « rationnelle », pour nous, a un sens quand même très restrictif. Alors qu’en Inde, c’est un univers cosmique qui engendre le physique, le religieux, l’érotique, le sacré, le vital et c’est quelque chose de vraiment profond, je crois, comme nous avons eu en Europe il y a très longtemps et que nous avons peut-être perdu.

Brigitte DELANNOY : Est-ce que vous avez ressenti un moment de votre vie le besoin de le lire et en tout cas de lire ce qu’il a pu écrire sur la religion par exemple, ou même sur l’art indien parce que tout est lié, vous venez de le dire d’ailleurs, à la fois la connaissance, l’intuition, la religion, la philosophie, la danse aussi qui est reliée principalement au divin à l’idée même de Dieu en Inde. Donc, est-ce que vous avez exprimé ce souci vraiment d’aller en profondeur à travers les textes de Daniélou ?

Maurice BÉJART : Je me souviens déjà à l’époque où j’ai fait bhakti, il y a déjà une vingtaine d’années. J’avais beaucoup lu Daniélou et aussi bien dans l’anthologie de la musique qu’il avait publié aussi bien que dans ses écrits, dans des comptes, dans des œuvres philosophiques ou dans l’érotisme divinisé. J’avais trouvé une source d’inspiration, une source de connaissance vraiment très complète.

Brigitte DELANNOY : La danse indienne, Daniélou l’a connu en la pratiquant. D’ailleurs, ça, vous le savez sans doute dans les années 30 lorsqu’il était jeune, il a eu ce besoin lui aussi de peut-être connaître un peu mieux la culture indienne à travers la danse parce que c’est un moyen d’accès en Inde, ce qui n’est pas le cas toujours en Occident

Maurice BÉJART : Mais Daniélou a d’abord dansé. Il a dansé à Paris au studio Vacaire comme moi.

Brigitte DELANNOY : On a souvent tendance à séparer la danse indienne de la danse européenne ou anglo-saxonne occidentale en tout cas. Est-ce que vous estimez, vous, qu’il faut les dissocier ? Ou est-ce qu’au fond, il n’y a qu’une danse universelle ?

Maurice BÉJART : Moi, j’ai lutté des années et je continue pour l’unité des danses. J’ai lutté vraiment pour ça parce que lorsqu’on me parle actuellement en Europe de danse classique, académique, moderne, post-moderne, contemporaine, c’est un charabia qui est absolument absurde. Alors, ce n’est pas moi qui vais vous contredire en séparant les danses.

Il est évident que les danses traditionnelles viennent de la tradition et qu’il y a des traditions différentes : la tradition judéo-chrétienne n’est pas la tradition hindoue, la tradition chinoise n’est pas la tradition américaine des indiens d’Amérique. Je crois que chaque tradition apporte quelque chose à la fois d’authentique mais aussi d’humain. Pour ça, je dis toujours : « L’être humain, il y a un ventre, deux bras, deux jambes, un cou et une tête ». Donc, lorsque tout d’un coup, je retrouve dans une danse basque, un pas africain, dans une danse hindoue, un pas de flamenco ou dans une position shinto, un pas péruvien, c’est parce que l’être humain à des constantes et lorsqu’on déshabille l’être humain, on retrouve un facteur et c’est ça qui me passionne souvent, c’est de voir le facteur commun à travers des cultures apparemment opposées.

Brigitte DELANNOY : Qu’avez-vous cherché en chorégraphie en bhakti ? Est-ce que c’était une approche de la danse indienne proprement dite parce qu’au fond, est-ce que vous aviez accès à ces codes ? Il y a des codes très stricts dans la danse indienne que l’on connaît mal, nous ici. Alors, pourquoi avez-vous réalisé bhakti ? Quelle était votre intention au départ parce que je suppose que vous avez déplu à tous les puristes de l’indianisme et qu’en revanche, vous avez pu troubler le public occidental ?

Maurice BÉJART : Je crois que c’est exactement le contraire. D’abord, je veux dire que dans bhakti, il n’y a pas un seul pas hindou. Je ne suis pas un chorégraphe indien. Je n’ai pas étudié, je connais mais je n’ai pas étudié. Pour étudier, il faut 10 ans. Pour connaître, c’est différent. Je n’ai pas étudié la danse indienne dont bhakti n’est pas du tout un ballet hindou. Mais par contre, bhakti, j’ai des témoignages aussi bien dans ma mémoire que des témoignages écrits d’indiens très profonds qui m’ont dit que j’avais vraiment compris l’âme indienne.

Je crois que dans cette recherche spirituelle que j’ai faite aussi bien lorsque j’ai fait le Golestan en Iran, lorsque j’ai travaillé au Japon, lorsque j’ai travaillé dans différentes cultures, je n’ai pas cherché à faire du folklore. Le ballet que j’ai fait au Japon n’emprunte rien à la chorégraphie japonaise. Le Golestan n’est évidemment pas du tout de la chorégraphie musulmane ou iranienne si toutefois elle existe. Donc, je crois que j’ai utilisé un langage qui est le mien, qui est un langage utilisant une base classique avec des éléments traditionnels occidentaux retravaillés, retransformés par certaines écoles modernes, mais je n’ai pas cherché à faire du folklore. Par contre, ce que j’ai vraiment voulu, c’est une étude parfois très longue et très exhaustive de l’âme d’un pays profond.

Par exemple, lorsque j’ai fait un spectacle au Japon, l’empereur du Japon m’a remis une décoration qu’on ne donne jamais à un étranger et il m’a dit : « Je vous la donne puisque vous êtes un Japonais ». Donc, il y a un travail pour comprendre un pays par l’intérieur et non pas par l’extérieur. J’aurais pu très bien faire des faux pas shinto et puis tout d’un coup, ça n’avait rien de Japonais. Le bhakti, c’est un ballet qui, je crois, est profondément imprégné par l’Inde et en ça, l’œuvre de Daniélou m’a beaucoup apporté, mais dans bhakti, il n’y a absolument rien de trace hindoue.

Brigitte DELANNOY : Est-ce que Daniélou a reconnu bhakti parce qu’on sait que lui, alors, c’est le puriste par excellence ?

Maurice BÉJART : Justement, il m’a dit ce que m’ont dit les Indiens. Ils m’ont dit : « ça n’a rien à voir avec la danse hindou », mais je ne prétends pas que ça soit ça. Mais je crois qu’il a ressenti quelque chose d’authentique dans la pensée.

 

Brigitte DELANNOY : A votre avis, Alain Daniélou a apporté quelque chose de fondamental à notre connaissance à nous de l’Inde aujourd’hui ?

Maurice BÉJART : Mais plus que ça. Je crois qu’il a apporté quelque chose de fondamental dans notre aspect de charabia pseudo-métaphysique parce qu’il faut bien dire que l’Occident se débat dans une espèce d’univers où tout fout le camp. Ce n’est pas pessimiste. Je constate des choses qui se cassent la gueule dans tous les sens et les gens ne savent pas très bien où aller. Il n’y a plus certitude ni métaphysique ni politique dans aucun domaine. Dans ce domaine-là, il nous a apporté quelque chose qui est à la fois une ironie souveraine parce que l’ironie peut-être divine aussi et un sens de réalité qui nous échappe.

Brigitte DELANNOY : Vous-même d’ailleurs, vous allez vous ressourcer régulièrement en Inde. Est-ce que pour vous comme pour Daniélou, l’Inde, c’est une espèce de force matricielle de la culture, de la philosophie, de la religion ?

Maurice BÉJART : Oui mais disons que quand je vais en Inde, moi, je ne vais pas tellement étudier. La culture indienne, on peut l’étudier à Paris très bien. Lorsque je vais en Inde, c’est simplement pour être avec des amis indiens, vivre comme eux, manger comme eux, me promener dans la nature, marcher à pied sur une route et c’est pour retrouver la vie indienne par justement l’air, par la mousson, par la terre et par les arbres. Tandis que la culture finalement, on peut la voir partout. Mais tant qu’elle n’est pas confrontée à la réalité quotidienne, la culture reste livresque, donc elle reste totalement artificielle.

Brigitte DELANNOY : Et la prise de position de Daniélou par rapport au métissage, puisqu’il est contre, il pense que chacun doit rester dans son ethnie pour l’équilibre de la société, que chacun doit rester dans sa caste également pour toujours cet équilibre de la société. Est-ce que vous êtes d’accord avec ce point de vue ?

Maurice BÉJART : Là, je ne serais pas d’accord entièrement. Je pense que le métissage est aussi une chose très importante, une valeur dans le sens que le monde est en évolution évidemment. Et je crois qu’à partir du moment où on ne peut pas jouer le jeu de la séparation, enfin un Japonais dans le temps de voyager, il ne sortait pas des frontières, les hindous qui sortaient d’Inde, ils perdaient leur caste, à partir du moment où la vie demande des changements, il faut les adopter profondément au contraire en en tirant leurs valeurs extrêmes.

Personnellement, moi, je suis déjà un métis moi-même dont j’aurais tort de parler contre le métissage. Et puis, je pense qu’au contraire, il y a des valeurs de culture. Je crois que dans des grands moments d’affrontement entre des peuples, il y a eu métissage, il y a eu essor culturel, enfin toute la méditerranée n’est que cette histoire-là. Dans ce sens-là, je crois qu’il y a un sens de vérité dans le métissage où on peut tirer une leçon importante

Brigitte DELANNOY : Et est-ce que vous avez eu l’occasion de discuter de ce thème avec Alain Daniélou ?

Maurice BÉJART : Oui, mais je crois que finalement, on n’est pas opposé. On n’est pas opposé dans le sens qu’il y a toujours la question du point de vue et je crois que ce sont des points de vue différents. On n’est pas opposé directement à l’histoire du Conte Souffi (des gens qui voient un éléphant, qui le voient sous les angles différents et qui décrivent une chose différente. Je crois que toute approche de réalité vue d’un point de vue différent donne un constat différent et profondément, je me sens très proche de lui.