Open/Close Menu Alain Daniélou Site officiel

Discours d’introduction prononcé par Jacques Cloarec lors de la projection, en avant-première, du documentaire « L’Esprit Libre », consacré à Alain Daniélou et réalisé par Joël Farges, le 17 septembre 2024 à la cinémathèque suisse (Lausanne).

Au cours de ces trois décennies passées auprès d’Alain Daniélou, je n’ai jamais pu lui attribuer une qualité ou un défaut qui ne soit immédiatement démenti par son contraire. A peine exprimé vous revenaient en mémoire dix exemples de la qualité ou du défaut opposé. Il est essentiel de préciser deux concepts Sagesse et Passion qui caractérisent particulièrement bien la personnalité d’Alain Daniélou. Considérant sage dans son sens étymologique, son sens premier qui vient du latin sapiens, le savoir, il ne fait aucun doute qu’Alain Daniélou correspondait parfaitement à cette définition par les immenses connaissances qu’il avait accumulées. Le sens ancien que le dictionnaire donne à ce mot : qui a la connaissance juste des choses, éclairé, savant En fait correspond tout à fait à Alain Daniélou. Par contre si on prend ce mot dans le sens moderne qu’on lui donne c’est-à-dire gentil, obéissant, chaste, modeste, mesuré, prudent, raisonnable, tous adjectifs que je trouve dans le dictionnaire, nous sommes obligés de les considérer comme antinomiques à sa personnalité. Était-il à l’abri de ce qui tourmente les autres hommes? désigné pour sa réputation d’objectivité? Je n’en suis pas si sûr. Il me disait souvent quand il avait programmé quelque bizarrerie : Je suis totalement déraisonnable. Et cela était tout à fait juste et bien vu. Par contre la passion l’habitait et ici, à l’inverse, non plus dans le sens étymologique puisqu’il est lié à la souffrance, passion en latin. Le mot pâtir en découle, ce n’était pas son genre. Mais au contraire, dans le sens moderne d’un intérêt intense pour toutes les tâches qu’il entreprenait tout autant que pour les plaisirs que pouvaient lui offrir les beautés de la terre ou des hommes. La passion était sienne souvent dans une opinion irraisonnée, affective, violente mais sans doute pas sous forme d’états affectifs et intellectuels assez puissants pour dominer la vie de l’esprit par l’intensité de leurs effets ou par la permanence de leur action. Le voici dans des voitures ultra-rapides, des Porsche, des Jaguar, brulant sans vergogne les feux rouges dans un Berlin très policé. Le voici fumant cigarette sur cigarette depuis son séjour à Adyar où cela était interdit.

Le voici passionné par le nouvel instrument de musique que deux jeunes techniciens français, Christian Braut et Michel Geiss cherchent à réaliser d’après les théories de son livre Sémantique Musicale, le voici grimpé sur un échafaudage passionné par les problèmes de construction d’un toit. Éloigné de l’Inde le voici passionné par le Dionysisme puis, peu avant sa disparition, par le Mithraïsme, le voici à Berlin dans les années 70, fonceur, bagarreur, à couteaux tirés avec les ethnomusicologues du monde entier, le voici invité à Moscou par les soviétiques, tirant à boulets rouges sur l’impérialisme russe dans les républiques asiatiques.
Nous sommes tout à coup bien loin du grand sage et du portrait que beaucoup ont de lui pour l’avoir connu dans « l’automne de sa vie » comme me l’écrit un ami. Mais le personnage était ainsi fait. C’était un agitateur, un ferment de notre société qui considérait que son orthodoxie hindoue n’était absolument pas en contradiction avec cette attitude mais tout au contraire qu’elle respectait à la lettre la philosophie et les enseignements qu’il avait reçus des pandits de Bénarès.

Le personnage aura toujours dérangé. Dès son adolescence ses centres d’intérêt, la musique, la danse, la peinture, sont en contradiction avec les destinées vers lesquelles sa mère voudrait l’orienter. Plus tard le voici indianiste, parlant couramment le hindi, traduisant le sanskrit. Mais il se fait tout de suite mal voir de l’université car il n’est pas du sérail, n’emploie pas les mêmes codes. Et puis ce côté artiste est vraiment tout à fait dérangeant : n’aime-t-il pas la musique indienne qu’il étudie et qu’il joue sur sa Vina ? N’aime-t-il pas l’architecture et la sculpture des temples médiévaux qu’il découvre dans la jungle de l’Inde centrale ? Il aura toujours une approche esthétique « qui ne fait pas sérieux ». Mais par ailleurs il a vécu l’Inde de l’intérieur, comme une Indien. Il en parle avec une clarté et une connaissance que peu d’Occidentaux acquièrent et il devient « incontournable » pour toutes les études indiennes. De même dans le domaine de la musique traditionnelle il réalise pour l’Unesco des collections de disques qui se démarquent de toutes les collections existantes car le seul principe des sélections était la qualité artistique et technique et non plus l’intérêt ethnologique. Et ces collections, sont sans doute sa grande œuvre car il a ainsi modifié complètement l’approche que pouvait avoir l’Occident des musiques asiatiques. Mais quel coup de bâton dans la termitière du monde de l’ethnomusicologie !
Il dérange aussi sur le plan politique car il se battra dès ses premiers voyages en Orient contre l’impérialisme, le colonialisme de l’Occident, tout d’abord dans le domaine de la musique puis dans celle plus générale de la culture et de l’éducation. Il trouvera à l’Unesco plusieurs dirigeants qui comprendront parfaitement sa démarche et l’aideront dans sa croisade. Il dérangera encore quand on voudra le classifier parmi les orthodoxes, les conservateurs puisqu’il est si fort engagé contre le socialisme et en particulier le communisme. Mais on trouvera dans son œuvre des textes qui considèrent les aryens comme des envahisseurs barbares, signe du début de la décadence. Ce qui l’intéresse c’est toute la civilisation qui a précédé ces invasions, étude qu’il présentera dans son livre le plus traduit Shiva et Dionysos. Et puis il y a cette gêne créée par son homosexualité, qu’il ne cache pas, ses textes sur l’Érotisme Divinisé (les sculptures érotiques dans les temples médiévaux), sa traduction du Kama Sutra. Il y a cette aisance en tout lieu, dans tout pays, depuis les bas-fonds de Rome, les terrains vagues de Tiburtino Terzo chers à Pasolini jusqu’aux palais de la meilleure noblesse d’Europe, depuis les sévères pandits de Bénarès jusqu’aux danseuses du Moulin Rouge. Faites-le rencontrer quelque intellectuel de renom, quelque écrivain célèbre … il restait de marbre, silencieux, ennuyé, pour se précipiter dans un taxi dont il semblait l’ami intime du conducteur depuis toujours tant ils avaient à se raconter. Le voici en longues discussion avec la concierge, l’artisan, toute personne de qui il pensait pouvoir apprendre quelque chose.
Inclassable et dérangeant voilà bien les deux adjectifs que l’on retrouve sans cesse à son propos.
En fait je retrouve dans son attitude les caractéristiques du comportement des moines errants indiens, les Sadhus, qui sont en opposition permanente avec « l’establishment », se refusent à suivre les commandements de la société policée dont ils sont issus et qu’ils ont abandonnée. Ce sont des hors-la-loi tout comme un pan entier de la jeunesse actuelle qui semble prendre le même chemin et ne plus se reconnaitre dans la société que les adultes leur ont préparée.
Essayer de définir Alain Daniélou c’est aussi se rappeler sa guerre contre toutes les idéologies, contre les dogmes, les croyances, la foi. Tout était toujours à remettre en question, toujours. Ne comptait que la connaissance, la recherche permanente pour comprendre un peu plus d’où ces virulentes prises de position contre les monothéismes et sa réflexion à propos de l’hindouisme : La seule valeur que je ne remets jamais en question est celle des enseignements que j’ai reçus de l’hindouisme shivaïte qui refuse tout dogmatisme, car je n’ai trouvé aucune forme de pensée qui soit allée aussi loin, aussi clairement, avec une telle profondeur et une telle intelligence, dans la compréhension di divin et des structures du monde.
Mais un signe ne trompe pas qui nous rend optimistes et montre que son œuvre garde toute sa valeur, viennent vers moi de jeunes indiens qui redécouvrent avec bonheur leur propre littérature, leurs grands textes à travers les traductions anglaises d’Alain Daniélou maintenant disponibles en Inde. Ses livres sont traduits en 13 langues, dans 18 pays.

Je remercie particulièrement Joël Farges d’avoir réalisé ce film pour moi très émouvant.