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Interview de Jacques Cloarec réalisée par Linda Cimardi, via Zoom le 5/8/2021.

Linda Cimardi revient sur l’aventure des deux instituts de Berlin et de Venise fondés par Daniélou avec la collaboration de Jacques Cloarec, interviewé ici.

TRANSCRIPTION

Linda Cimardi : Donc la première question, c’est à propos, le début. Comment avez-vous connu Alain Daniélou et, après coup, comment avez-vous commencé à travailler à l’Institut à Berlin ?

Jacques Cloarec : Alors, c’est très simple. J’étais instituteur en France, à Paris, d’abord en Bretagne et puis à Paris, puis j’ai été faire la guerre d’Algérie en tant que militaire. Et quand je suis rentré à Paris, je ne me plaisais pas du tout dans ce milieu de l’enseignement et c’est à ce moment-là que j’ai rencontré Alain Daniélou qui montait l’Institut de Berlin puisque c’était en 63 et c’est l’année où l’Institut a été créé. Et tout de suite, il m’a dit : « Si tu ne te plais pas à faire l’instituteur, viens travailler avec moi à l’Institut de Berlin. » Et je suis arrivé là-bas en 64 et cela a été très difficile au début parce que j’étais vraiment jeune et sans aucune formation. Je n’avais pas un bagage universitaire et surtout j’avais des difficultés de langue. Je ne parlais pratiquement que le français. Et donc, cela m’a été très, très pénible au tout début. Et petit à petit, je me suis inséré dans le tissu de l’Institut. Tout était à faire. Il y avait le choix sur le travail qu’on pouvait faire. Tout d’abord, je me suis intéressé, ce qui était assez facile, à archiver en français les archives de Raymond Burnier, de ses photographies de l’Inde qui sont le fond très important que nous avons ici des temples de l’Inde comme ils étaient dans les années 40, ce qui a changé maintenant beaucoup. On a tous ces négatifs qui sont ici. Et puis, petit à petit, Daniélou m’a confié la réalisation technique des collections de disques qu’il faisait déjà avant l’Institut. Les premiers disques, il les avait faits avant qu’il ne crée l’institut. Et je me suis mis à faire cela, qui a été un gros, gros boulot pendant plusieurs années, jusqu’à la fin, jusqu’à ce que je quitte l’institut en 1980 à peu près. On a fait plus de 120 disques des musiques du monde entier et nous nous sommes beaucoup déplacés aussi pour aller chercher des enregistrements dans des tas de pays : en Azerbaïdjan, en Grèce, en Côte d’Ivoire. On a beaucoup voyagé à ce moment-là. Et en même temps, je me suis occupé de la réalisation des grands congrès qu’on a faits à Berlin à l’époque, grands congrès des musicologies.

A ce moment-là, j’ai repris goût au travail parce que je me suis spécialisé et puis j’ai commencé à mieux parler l’anglais et l’italien. J’ai appris l’italien aussi à ce moment-là. Donc, cela a changé un petit peu ma vie. Et Berlin était à l’époque une ville absolument passionnante. Tous les Allemands de l’Ouest venaient pour le week-end s’amuser à Berlin. C’était une ville plein d’espions, de veuves de guerre et d’étudiants qui ne faisaient pas de service militaire s’ils étaient à Berlin. Donc, cela m’a beaucoup plu et on a vraiment bien travaillé pour cet Institut. Et je pense que, surtout Daniélou évidemment qui était l’idéologue de cette affaire, il a participé grandement à faire reconnaître les musiques d’art de l’Asie comme des grandes musiques. On le considère au même niveau que Mozart ou Beethoven.

Linda Cimardi : Donc déjà, vous avez raconté beaucoup de choses sur vos observations sur la ville de Berlin. Vous avez dit que c’était très passionnant par ailleurs. Mais comment c’était de vivre à Berlin dans les années 60 quand il y avait les (0 :04 :27) qui encerclaient la ville ? Les mouvements n’étaient pas faciles, j’imagine. Travailler, voyager n’était pas facile aussi.

Jacques Cloarec : En général, cela se passait assez bien. Il fallait traverser cette zone communiste pour sortir de Berlin qui était toujours assez impressionnant parce qu’il y avait les VOPOs russes et les gardes allemands, enfin tout ce monde qui ne parlait qu’allemand ou russe et qui vous enlevait votre passeport. Vous vous demandiez si vous n’alliez pas vous retrouver en prison. Mais j’étais absolument naïf et je n’avais aucun sens du danger. Je m’étonne maintenant, je suis devenu un peu plus réfléchi pour le coup et que je suis allé là-bas avec autant de facilité parce que même les Allemands de l’Ouest ne voulaient pas vivre à Berlin, c’était trop dangereux. Il y avait quand même cette guerre froide qui était très forte à l’époque. Cela ne m’a pas beaucoup dérangé. Certaines fois, on ne pouvait sortir qu’en avion parce que la Douane a été bloquée. Et l’ambiance a été très, très libre à Berlin Ouest. A cette époque, il y avait une espèce de… peut-être le fait du danger crée une émulation, une excitation qui faisait que la ville a été très vive. Donc, j’ai bien aimé de rester à Berlin à cette époque et je ne la reconnais plus depuis qu’il y a eu la chute du mur. C’est tout à fait différent.

Linda Cimardi : Vous avez aussi mentionné que Berlin était une ville d’espions. Et à propos d’espions, quel a été le rôle de Nicolas Nabokov pour la création de l’Institut à Berlin et ensuite de l’Institut à Venise ? Quel était le rapport d’amitié entre Nabokov et Daniélou ?

Jacques Cloarec : Alors là, c’est très, très intéressant et c’est qui m’a fait prendre conscience, mais bien après, pas tout de suite. A ce moment-là, je pensais qu’on s’intéressait à de la musique et c’est tout. Mais en fait, la création de cet Institut était uniquement une action politique des Américains qui voulaient absolument que Berlin Ouest continue à vivre et qu’on montre aux Russes que nous étions là et que nous avions l’intention d’y rester. C’est donc à ce moment-là qu’ils ont créé l’Institut, ils ont créé les artistes en résidence aussi et ils ont aidé beaucoup à la reconstruction de l’Opéra et de manière que Berlin Ouest ait aussi un opéra alors qu’il y en avait déjà un à l’Est. Et on a voulu marquer et Nabokov a été très, très, très impliqué là-dedans, d’autant plus que c’est lui qui avait créé cette association pour la liberté de la culture qui était subventionnée par les Américains évidemment et qui était un nid en quelque sorte aussi d’espions. Mais Nabokov, comme il était Russe, avait des contacts à Berlin avec l’ambassadeur Russe qui était à Berlin Est, et donc il a pu faire tout cela.  Il a été l’élément très, très important.

Et Daniélou avait connu Nabokov dans la jeunesse autour de Stravinski, de Cocteau, de tous ces gens-là qui étaient à Paris où Nabokov était réfugié comme Russe blanc et ils s’étaient perdus de vue complètement. Quand Nabokov a organisé un énorme festival à Madras en Inde, il a retrouvé Daniélou là-bas. Ensuite, il lui a dit : « Tu veux toujours faire ta reconnaissance des musiques orientales ? Viens le faire à Berlin ». Et Daniélou qui était aussi impétueux et peu sérieux en quelque sorte a dit : « Oui, oui ». Au lieu de prendre un travail à la Sorbonne qu’on lui proposait, il lui dit : « Non, je vais à Berlin en pleine guerre froide monter cet Institut ». Ce qui lui a donné énormément de travail, mais qui a fait que nous avons eu un rôle très déterminant à ce moment-là. Donc, il y avait dans la ville ce mélange seulement de militaires, les trois (0 :09 :21) à Berlin Ouest : les Américains, les Anglais et les Français. Il y avait ces secteurs. Alors, on passait de l’un à l’autre facilement, mais on ne pouvait pas passer dans le secteur où c’est évidemment qui était occupé par le milieu. Et le Berlinois, il insiste.

Donc à cette époque, on a fait tout ce qu’on a pu pour donner justement une forme brillante à cet Institut en faisant venir des musicologues du monde entier. Ensuite alors, on s’est aperçu par contre que pour être plus internationaux complètement, on ne pouvait pas travailler avec les musicologues et les gens qui étaient dans les pays communistes puisqu’ils ne pouvaient pas venir à Berlin Ouest. Les Russes ne les laissaient pas quitter leurs pays, et donc les Vietnamiens. Donc, on s’est dit qu’il fallait qu’on ait un autre siège et c’est à ce moment-là que Daniélou a pu obtenir de la Fondation Ford qu’il donne aussi de là quand même, mais beaucoup moins et beaucoup moins de temps pour qu’on crée cet Institut à Berlin qu’à Venise qui continue toujours, qui fonctionne toujours à la fondation Cini. Et cela a été une autre aventure parce qu’à ce moment-là, on a pu avoir des musicologues aussi du monde Russe. Et Daniélou a été aussi souvent à des congrès, même à Moscou où la situation était très amusante parce que dans les congrès, il attaquait très fort la politique musicale des Russes qui ne voulaient pas entendre parler des musiques des pays orientaux comme l’Azerbaïdjan, la Géorgie. Ils voulaient que tout soit russifié, ils ne voulaient absolument pas en parler. Donc, Daniélou leur a dit qu’ils étaient des colonialistes.

D’ailleurs quand on était là-bas dans ces pays, les gens parlaient que les Russes étaient les colonisateurs pour les Azerbaïdjanais. Déjà à l’époque, je me rappelle d’une histoire. On avait trouvé là-bas un musicien traditionnel qui jouait du târ, Bahrâm Mansurov qui était un type formidable, un musicien formidable et Daniélou lui a dit : « On va vous inviter à Berlin ». Et il a dit : « Oui, c’est très gentil à vous, mais je me casserais la jambe deux jours après l’arrivée ». Parce qu’il savait que les Russes ne l’auraient pas laissé sortir. Tandis qu’à Venise, il aurait pu venir par exemple. Mais Venise n’existait pas à ce moment-là. Donc, Venise est arrivé après et cela nous a donné plus d’espace pour continuer, et surtout on a l’accès plus sur l’enseignement qu’à Berlin sur la promotion, les concerts et tout cela. Venise était principalement. Et on a eu des grands… on a eu Ravi Shankar à Venise comme enseignant. On a eu des grands musiciens de tous les pays d’Orient d’ailleurs.

Linda Cimardi : Vous avez dit qu’au début, le boulot était très difficile parce que vous n’aviez pas une formation spécifique. Vous avez commencé avec la classification des photos de Raymond Burnier, mais après, vous avez travaillé sur les enregistrements et la préparation des disques UNESCO. Comment cela a fonctionné ? Ce  que je voudrais vous demander, c’est qu’au début, ce que j’ai cherché et trouvé dans les deux archives à Venise et à Berlin, ce que la première partie au début des enregistrements était faite par les collecteurs, dont des personnes qui voyageaient en Asie ou en Afrique qui ont fait les enregistrements sur terrain. Ensuite, les enregistrements ont été préparés pour devenir en disque. Mais ensuite, vous avez aussi fait des enregistrements vous-même et les photos aussi. Comment c’est votre professionnalité dans ces chants développés ?

Jacques Cloarec : D’abord quand on est arrivé à Berlin, Daniélou a apporté avec lui, il y avait déjà 12 disques des collections UNESCO qui étaient déjà prêtes : Le Tibet, le (0 :14 :21), Cambodge, l’Afghanistan. Donc, il y avait déjà un matériel. Et Daniélou pour ces disques, la plupart d’entre eux, c’est lui-même qui avait fait les enregistrements. Il était très lié à Kudelski qui était l’inventeur du Nagra, c’était le meilleur appareil portable qui existait à l’époque. Donc, toute cette période a été très… j’ai appris avec Daniélou, c’est lui qui m’a appris à faire les enregistrements. Ensuite, on a commencé à faire nous-mêmes des enregistrements des musiciens qui venaient à Berlin et on est allé aussi chercher du matériel justement en Géorgie, en Azerbaïdjan, un peu partout pour améliorer cela. Après, il y a d’autres collaborateurs qui sont allés eux-mêmes, on a eu Christian Poret et Yoren Vincelles (0 :15 :11) qui sont allés en Syrie, en Irak, faire des enregistrements, et beaucoup d’autres personnes et surtout des Africains puisque Daniélou n’était pas du tout spécialiste de la musique africaine.

Et pour arriver justement à ces 120 disques, j’ai commencé aussi à faire des photos et ensuite, je me suis passionné pour la photo. Surtout après, on a quitté l’Institut où je me suis mis à faire des… j’ai eu la chance d’être l’ami de Maurice Bejart qui m’a laissé le photographier où et quand que je voulais. Donc, j’ai une documentation. Je ne suis pas un très bon photographe, mais j’ai une très grande documentation sur son travail dans les années 80, et aussi de Sylvano Bussotti, le compositeur qui a fait la même chose, il m’a laissé aussi photographier tous les spectacles qu’il faisait dans tous les opéras d’Italie et même en France. Donc, j’ai là deux grandes collections de photos maintenant ici. Mais cela n’intéresse pas du tout ce que j’ai fait à l’institut.

Le problème, toujours, c’est de n’avoir pas pu que l’institut continue dans ce qu’il était parce que ce que je répète souvent, c’est que nous étions sur un plan artistique avant tout, pas sur un plan scientifique. C’est-à-dire, nous ne voulions pas faire des études sur la musique asiatique, nous voulions la promouvoir et qu’elle soit entendue comme une musique au même titre que la musique classique occidentale. Après, les gens qui se sont occupés de l’institut n’ont pas compris ça et ils sont devenus des instituts ethnomusicologiques qui, à l’époque, étaient complètement déjà démodés parce que vous étudiez avec do – ré – mi – fa – la – si – do, avec le système tempéré occidental, des musiques qui n’ont rien à voir. Les résultats sont nuls, cela n’intéresse personne. Donc, il fallait absolument garder à l’institut son originalité, qu’il était le seul dans le monde à faire cela. Avoir vraiment à cette politique artistique. C’est la beauté de la musique qui nous intéressait, pas de savoir combien de croches et de demi-croches il y avait dans un morceau, dans une chanson.

Cela a très bien marché quand nous y étions tous les deux. Puis, c’est complètement disparu après. C’est pour cela que l’Institut de Berlin était fermé.

Linda Cimardi : Oui, c’était aussi parce qu’il y avait des problèmes économiques. Il n’avait plus d’argent du sénat de la ville et donc ils ont dû fermer. Mais cela, c’est une autre histoire.

Jacques Cloarec : Je ne crois pas s’il… Cela intéressait quand même beaucoup le Gouvernement, le Sénat de Berlin si nous étions restés sur ce plan très, très international artistique. C’était évident qu’ils n’allaient pas payer pour un autre institut musicologique alors qu’il y en avait déjà un à Berlin et 3 ou 4 autres en Allemagne. C’est pour cela qu’ils ont arrêté de payer. L’argent, il y avait si… on en aurait trouvé, mais ils n’ont pas envie. Moi-même, je ne comprenais pas pourquoi ils auraient continué à payer pour une chose qui ne servait plus vraiment ce pourquoi il avait été fait.

Linda Cimardi : Je comprends, oui. Peut-être. Je n’étais pas là et je n’ai pas.

Jacques Cloarec : Non, moi non plus.

Linda Cimardi : A propos de ces enregistrements pour les disques UNESCO, vous avez mentionné trois différents stages de salles. La première, c’était les enregistrements faits par Daniélou lui-même sur terrain en Inde et dans le sud-est asiatique, en Cambodge ou Laos aussi. Deuxièmement, c’était les enregistrements des concerts que vous avez organisé ici à Berlin, et à ce propos, il y a le très célèbre concert des Frères Dagar. Et après, c’était parallèlement les enregistrements que vous avec Daniélou et d’autres avaient fait sur terrain et des collecteurs qui voyageaient et faisaient ces enregistrements. Qu’est-ce que vous vous souvenez des concerts… c’était en effet une tournée des Frères Dagar en Europe parce qu’ils ont été à Paris aussi, à Berlin ?

Jacques Cloarec : Tournée triomphale en Europe quand ils sont venus, qui ont intéressé tous les grands compositeurs et musiciens de musique contemporaine particulièrement parce que justement, c’était une forme de musique que personne ne connaissait. Et notre travail a été tellement fructueux que maintenant, je suis en train de lutter un peu contre cette forme de musique qui s’appelle le dhrupad parce que tout le monde veut chanter du dhrupad, personne ne parle plus des autres formes. C’est-à-dire que le dhrupad qui compte. Maintenant, tout le monde veut chanter cette forme. Je suis tout à fait d’accord puisque c’est nous-mêmes qui l’avons réanimé en quelque sorte et lui avons redonné la place qu’elle devait avoir, mais il y a d’autres formes qui sont tout aussi intéressantes et on les oublie totalement pour ne parler que du dhrupad. C’est pour moi une chose que je ne comprends pas parce que le thumri, c’est un style très beau, que le khyal, c’est un style très beau. Puis là, non, dhrupad, dhrupad, dhrupad. Tous les chanteurs occidentaux qui étudient la musique indienne ne veulent que du dhrupad. Je trouve cela pas bien du tout. Et en plus, c’était normalement une musique chantée par les hommes. Alors que les thumris, c’est des chants surtout pour les femmes. Pourquoi ne pas garder la fonction traditionnelle ? Cela, ce n’est pas tellement gênant, mais c’est quand même un peu déraisonnable d’avoir tout basé sur le dhrupad maintenant.

Linda Cimardi : Daniélou écrit aussi dans la musique et sa communication que c’était exactement cette tournée et ces concerts en Europe qui ont donné la possibilité de valoriser le dhrupad et là des Frères Dagar en Inde, et donc de revitaliser les genres. Et cela, c’était le but de l’Institut, d’avoir vraiment… pas seulement de faire connaître dans le monde ces musiques, mais aussi d’avoir un effet dans les pays d’origine.

Jacques Cloarec : Un retour dans les pays d’origine bien entendu, parce qu’à l’époque, les pays d’origine ne pensaient pas que leur musique savante avait un avenir, ils voulaient tout faire à l’Occidental. Quand Daniélou est arrivé en Iran, on a fait deux disques de l’Iran. Il avait des amis à la cour, donc il a rencontré le Chah, il a rencontré les personnalités là-bas qui disaient : « il n’y a plus de musique classique savante, personne n’écoute ça et tout ça ». Et Daniélou a trouvé en arrivant là-bas, il était très malin pour cela, il a tout de suite trouvé des …moi, je n’existais pas, je n’étais pas encore à la cité. Il a trouvé des musiciens excellents qui chantaient la musique extrêmement pure de la tradition iranienne et il a fait ses disques. Et tout d’un coup à la cour, ils se sont aperçus qu’avant qu’ils aient un orchestre comme l’Orchestre Symphonique de Berlin, il faudrait beaucoup de cran et beaucoup de travail, tandis que cela intéressait beaucoup plus l’Occident qu’entendre l’Orchestre Symphonique de Téhéran. Donc, ils ont changé complètement leur politique grâce à Daniélou. Pas tout seul d’ailleurs parce qu’il y a eu d’autres grands musicologues qui ont fait pareil, Trank Banquet (0 :24 :06) par exemple, le Vietnamien qui a remis la musique de son pays d’une manière très magnifique, de façon à ce que les gens n’oublient pas ces formes de chants qui sont merveilleuses, qui sont un patrimoine mondial très, très important. D’ailleurs, l’UNESCO ne s’y trompe pas, qu’il soutient beaucoup ce monde qui n’est pas des copies de l’Occident.

Linda Cimardi : Et après dans les années 70, vous êtes allé en mission souvent avec Alain Daniélou et vous avez fait des enregistrements en Grèce, à Venise, à Saint-Lazaire de l’Arménie, en Corse. Que pouvez-vous nous raconter à propos de ces missions et des disques qui sont sortis de ces enregistrements ?

Jacques Cloarec : Daniélou avait l’habitude toujours quand il était dans un pays de s’intéresser à ce pays et de ne pas forcément… C’est pour cela d’ailleurs que petit à petit, quand il est revenu en Occident, il ne s’est plus intéressé tellement à l’Inde parce qu’il n’était plus en Inde et il s’est donc intéressé beaucoup plus aussi sur le plan philosophique sur les religions païennes de l’Europe : le mithraïsme, le dionysisme. Il s’est tout de suite replongé là-dedans, et donc il s’est intéressé aux musiques qu’on retrouvait en Occident et qui était aussi en train de disparaître et particulièrement ces polytonies corses, ces chants religieux des Arméniens de San Lazaro et puis comme vous disiez la Grèce aussi. Moi, j’ai moi-même fait des enregistrements en Bretagne, au Moratos où il y a quand même beaucoup de matières. Tout n’a pas été utilisé parce qu’il y a eu des problèmes, il n’y a pas eu suffisamment de qualité et des mauvaises conditions d’enregistrement. Tout n’a pas été publié, mais on a fait quand même un gros travail là.

Linda Cimardi : Avec le temps, un enregistrement, ces bandes se sont accumulées et une collection se formait qui est devenue une archive en fait. Donc ici, à l’Institut de Berlin, il y a cette importante collection des enregistrements à partir des premières copies, des premiers enregistrements d’Alain Daniélou jusqu’à la fin des années 70 dans les grosses bandes.

Jacques Cloarec : C’est moi qui ai fait toutes ces archives, en effet.

Linda Cimardi : Exactement. D’un côté, on a les bandes, des enregistrements. De l’autre côté, on a des fiches, des papiers qui, très, très précisément et analytiquement, sont mises des informations sur les titres, les genres, les mots du chant ou les instruments musicaux, la durée, des informations sur les continus et en même temps aussi sur les aspects techniques de l’enregistrement. Et c’est vous qui aviez fait tout cela, qui aviez classifié les bandes.

Jacques Cloarec : Les fiches, c’est uniquement moi qui les ai inventés. Mais malheureusement, c’était presque trop complexe. Il y a trop de choses à remplir si bien que cela prenait un temps énorme pour les remplir et que ça n’a jamais été fini le travail. Un travail que j’ai commencé, je l’ai mis en place, mais il aurait fallu beaucoup plus de personnel pour arriver à ce que les fiches soient complètes. Là, il y en a beaucoup qui n’ont pas été terminés, mais elles sont là. Puis, maintenant, c’est ce qui est important. Et à Venise aussi, à l’Institut de Venise, ils ont fait un gros travail aussi pour numériser ces musiques, ce qui est quand même plus important. Maintenant, nous les conservons sur forme numérisée que sur forme de bandes magnétiques qui sont un peu… dans peu de temps, il sera difficile de les utiliser.

Linda Cimardi : Et le rôle de l’archive ici à Berlin, c’était seulement de préserver ces enregistrements ou on conservait l’archive aussi pour d’autres lieux ?

Jacques Cloarec : Moi, je considère justement, c’est pour cela que… vous savez qu’on a donné, quand il n’y a pas tellement longtemps, on a donné les archives qui restaient à l’Institut de Barcelone. A la Casarzia de Barcelone. C’est à fond, il n’y a pratiquement rien. Il y a très, très peu de musique. Il y a 2 ou 3 artistes indiens peut-être, mais les enregistrements que j’ai faits en Bretagne et tout le reste, c’est ce que nous ne trouvions pas bon et que des bouts de chansons, des choses qui n’étaient pas finies qui ne présentent pas un intérêt particulier. Je trouve que c’est une donation qui est vraiment, pour dire, où on avait fait des donations, mais c’était le Directeur qui s’occupait de cela qui avait eu cette drôle d’idée pour avoir l’air de faire des cadeaux à son pays puisqu’il était Espagnol. Mais moi, je considère que ça, ce n’est vraiment pas des artistes d’archives intéressantes parce que nous avons essayé d’utiliser tout ce qu’on pouvait quand on était là, et vraiment dès qu’il y avait des bons morceaux, c’était tout de suite publié. Vraiment nous étions très attentifs à l’utiliser le plus possible.

Mais un peu comme pour mes photos maintenant. Vous savez maintenant les photos, si elles ne sont pas numérisées, ça ne sert à rien. Donc avant de garder ces photos, oui, c’est les originaux, toutes ces diapositives qui perdent leurs couleurs d’ailleurs. Est-ce que vous ne voulez pas en faire puisque si maintenant vous cherchez une photo, vous allez en chercher sur Internet, vous n’allez pas demander un négatif ? Donc maintenant, c’est plus une préoccupation. D’ailleurs, on ne trouve plus personne qui veuille accepter des archives de photos et les musées sont débordés, il y a des tas de gens qui veulent leur donner leurs archives. Et ça, on ne sait plus quoi en faire s’il y en a beaucoup trop. Et des millions de photos qui avaient été faites dans le monde. Et pour les enregistrements, c’est un peu pareil. Une fois qu’elles sont numérisées, c’est seulement dépenser de l’argent pour les conserver. Et encore, il faudrait quelquefois les re-enregistrer parce que même les bandes se détruisent.

Linda Cimardi : S’ils ne sont pas été numérisés, il y a des risques de conservation. Je vous ai demandé si l’archive sur les parties musicales avait aussi d’autres buts parce que j’ai vu que beaucoup de bandes avaient aussi une petite fiche attachée comme les fiches de bibliothèque. Donc, je me suis demandé : est-ce qu’il y avait quelqu’un qui utilisait ces enregistrements pour d’autres buts qui n’étaient pas les disques UNESCO ou présentés aux conférences ?

Jacques Cloarec : Bien sûr que cela intéresse toujours les chercheurs en musicologie de pouvoir avoir accès à ces archives, évidemment. Surtout celles qui n’existent pas en numérisés, il faut aller alors à ce moment-là aux originaux bien entendu. Mais comme je vous dis, tout ce qu’on a pu le faire est déjà sur des disques, des 33 tours. Alors ça, ça va très bien. Ils sont bien conservés, il y en a plusieurs collections un peu partout. Donc cela, c’est déjà une grande source pour les musicologues. Et maintenant, je vois qu’on retrouve aussi des morceaux que les gens mettent sur Internet.

Il faut se rendre compte quand j’ai fait cela, Internet n’existait pas. La numérisation n’existait pas. C’est qu’on n’avait que cela comme support. Donc, on pourrait faire des copies des bandes évidemment à l’infini, mais on n’avait pas cette facilité qu’on a maintenant de taper sur son ordinateur et on trouve une photo de musiciens que je vous disais d’Azerbaïdjan ou il y a un extrait des Frères Dagar que nous avons fait en disque.

Donc, la donne est complètement changée depuis cette époque et certainement que maintenant, je n’aurais pas pu  faire cela du tout, je me suis empressé de numériser où c’est aussi beaucoup plus facile de trouver les informations oubliées parce que quand vous avez 10 – 20 000 enregistrements, sur Internet, vous les tapez. Là-bas, il faut mettre des bandes, les écouter. Cela n’en finit pas. Tout ça, c’est complètement démodé. C’est pour cela que tout ce travail d’archive là qui m’a donné tellement de travail, ça n’a plus sa raison d’être maintenant. Ça, ce serait fait d’une manière totalement différente.

Linda Cimardi : Oui. Mais par ailleurs, c’était une unique façon de procéder et de documenter toutes les informations sur ces enregistrements. Si vous n’aviez pas fait ça, aujourd’hui, on n’aurait pas de bandes, on ne sait pas qu’est-ce que c’est qui joue ou chante, il n’y a pas d’information. C’était un travail très, très gros, important et aussi fondamental aujourd’hui. Vous avez aussi mentionné que par ailleurs, il n’y avait que les bandes et vous pouvez faire des copies. Vous savez, dans l’archive, presque toutes les bandes ont des copies. Donc, on peut saisir tout de suite qu’il y avait une vision de préserver ces enregistrements en faisant tout de suite une copie. Et aussi, on a des copies partielles ou des bandes qui sont déjà les montages pour le disque et c’est vous qui avez fait ça. Donc, vous avez vraiment travaillé sur les bandes à partir des enregistrements originaux, vous faites une sélection des plages pour les publier. Comment fonctionnait ce travail pratique à partir des enregistrements du terrain jusqu’aux disques ?

Jacques Cloarec : C’est-à-dire que nous écoutions tout le temps avec soin ces musiques. Et ce qui est très curieux, c’est que grâce à Daniélou, j’ai appris une sensibilité. Je ne suis pas musicologue, je ne connaissais rien à ces musiques, je ne savais pas comment elles étaient interprétées, qu’est-ce qui était de la bonne musique, qu’est-ce qui était de la mauvaise ? Mais, j’ai réussi à avoir une sensibilité suffisante pour que je disais : « ça, ce n’est même pas la peine que je la fasse écouter à Daniélou, il va perdre son temps ». Donc, je faisais une pré-sélection, mais après, c’est lui qui décidait parce que lui avait un bagage tellement plus important de musicologue que je n’allais pas décidément à des morceaux qui seraient liés pour faire un disque. Il n’en était pas question du tout. Mais je pouvais déjà faire un premier choix. En général, si j’avais des doutes, je lui faisais écouter en disant comme ça : « sûrement pas, on ne va pas mettre ça ». Et on a eu de gros problèmes avec les musicologues parce qu’ils n’avaient pas ce sens artistique, ce sens de la beauté de la musique. Et c’était le genre à l’époque l’ethnomusicologue qui disait : « j’ai enregistré une vieille grand-mère qui n’avaient plus de voix, mais elle est morte le lendemain. Donc, je suis le seul à avoir l’enregistrement ». Vous voyez le genre ? Ce qui était la conception complètement impossible pour Daniélou, impossible. Il lui fallait le meilleur artiste, la meilleure interprétation et le meilleur matériel pour l’enregistrer. Il y avait les trois qui étaient liés ensemble.

Comme il voulait pour les concerts, il ne voulait pas qu’on les fasse dans les musées. Maintenant, cela a changé aussi dans ce principe parce que maintenant beaucoup de musées ont de très bons concerts, mais à l’époque, jouer dans un musée, cela attirait une population pas intéressante, pas jeune. C’était des concerts un petit peu inutiles. Et Daniélou insistait pour que les Dagar par exemple, quand ils sont venus à Paris, ils ont eu droit à la grande salle de réunion de l’UNESCO, cette salle immense où tous les pays se réunissent, ils ont donné leur concert là. Il ne voulait absolument pas qu’on aille au Musée Guimet ou dans un autre musée de Paris. Il fallait que ce soit toujours comme cela. Donc à Berlin, pas de musée, l’Akademie der Künste, Charlottenbourg. On a beaucoup travaillé avec l’Akademie der Künste, presque tous nos concerts ont été donnés là, qui était une salle de concert justement pour les très jeunes. C’était très important de les faire dans cette salle puisque c’est une salle moderne et en même temps, on avait un public très, très jeune. Et on a formé par exemple, particulièrement pour la musique indienne, on a formé à Berlin un public qui était capable de dire : « Ah ! Ce musicien est très bon au sitar et celui-là, il ne l’est pas. » Ils avaient déjà une connaissance suffisante de cet art pour pouvoir juger de la qualité du musicien. Et nous étions très attentifs justement à ce que n’importe qui ne vienne pas nuire à la beauté de cette musique en étant un mauvais interprète. Ça, c’était toujours pour Daniélou le meilleur, le meilleur, le meilleur.

Linda Cimardi : Et ces concerts, c’était au début des concerts et avec le temps se sont développés dans des festivals pendant une semaine, les semaines de la musique extra-européenne ou pour désigner à la musique.

Jacques Cloarec : Comme on a fait ici aussi maintenant. A la fin du mois de Juin, on a fait une espèce de mini festival au moment de la fête de la musique. Cette année, il n’y a presque rien à cause du Covid, mais les précédentes années, on a même eu Charles Razia (0 :39 :43) qui est venu. C’est un grand concert dans le grand auditorium de Rome. Il y a eu un énorme concert, des gens qui sont venus de Belgique pour écouter ça, pour l’écouter à Rome. Et donc, on a fait ça. Mais on a eu un moment même à Berlin, d’abord c’était pour promouvoir les artistes, les grands artistes de l’Asie, et ensuite, c’était pour empêcher de faire venir les mauvais. On est passé. Et ce groupe pour lequel vous êtes intéressé là, le GISC pour les spectacles et les concerts était justement un exemple de ce qu’on a réussi à faire parce que ça, si on a pu le faire qu’à Venise et pas à Berlin puisqu’à Berlin, on était de nouveau bloqué pour les festivals des pays communistes et il y a de très grands festivals. On avait le festival de Zagreb avec Stoyanovitch, on avait différents… bon. Eh bien, si n’avait pas eu le centre de ce groupe à Venise, on n’aurait pas pu les avoir. Et de nouveau, on était lié à la politique justement pour avoir quelque chose de vraiment international indépendamment des régimes des différents pays.

Linda Cimardi : Donc, aujourd’hui, l’héritage de ces deux instituts, une partie ici à Berlin, une partie à Venise, une partie à Zagarolo, une partie à Barcelone. Ici à Berlin, vous savez très bien, il y a les enregistrements, les fiches de ces bandes et aussi les photos, quelques photos des diapositifs et aussi les photos en ce système très détaillé de fiches avec toutes les informations. Est-ce que c’était vous qui avez préparé aussi les fiches comme toutes les photos ?

Jacques Cloarec : Tout ce qui concerne les archives, c’était moi qui m’en suis occupé. Daniélou avait beaucoup d’autres choses à faire. J’avais des assistants, j’ai eu jusqu’à deux assistantes qui m’aidaient pour ce travail évidemment.

Linda Cimardi : Parce que quelquefois pour les fiches des photos, il y a des informations en allemand. Je pense que les fiches des photos sont bilingues, en français et allemand. Donc, j’ai imaginé que c’était aussi quelqu’un d’autre à part vous qui les écrivait.

Jacques Cloarec : Le fait est que quand on est parti en 80, cela a continué. Donc, c’est possible qu’à cette époque, il y a eu beaucoup plus de choses faites en allemand particulièrement parce qu’il y avait aussi Habiba Santouba (0 :42 :59) qui, lui, parlait l’allemand très, très bien et c’est possible que lui aussi ait complété les deux fiches, puis certains de nos collaborateurs qui parlaient allemand, qui étaient Allemands eux-mêmes ont aussi fait des fiches en allemand. Mais ça, moi, je n’ai pas vu tout ça. Moi, j’étais déjà parti.

Linda Cimardi : Mais la collection de photos n’est pas si détaillée comme la collection des enregistrements. Ce que je veux dire, c’est que par exemple si pour un disque, un album UNESCO, on peut trouver les enregistrements qui étaient à la base du disque. Mais trouver les photos, c’est difficile, en particulier quand c’était quelqu’un d’autre qui ne travaillait pas à l’institut qui a fait les enregistrements et peut-être aussi les photos. Je pense par exemple aux photos dans les albums de Cimarron (0 :44 :08), on a la plupart des enregistrements, mais on n’a pas de photos pour ces disques-là.

Jacques Cloarec : Il n’ait pas, lui. C’est lui qui ne l’a pas gardé. Il nous a fourni des copies imprimées, mais les négatifs ou les diapositifs, il les a gardés lui, c’était normal parce que chacun gardait la propriété de son matériel évidemment. Et du coup, on utilisait des copies en général.

Linda Cimardi : Je comprends. Donc, cela marchait comme ça. Si la personne qui avait fait les enregistrements et les photos travaillait pour l’Institut, on a les originaux des bandes et les photos originales. Mais si c’était un musicologue ou je ne sais pas, comme Cimarron, il vous donnait seulement les copies des bandes et des photos qui étaient destinées aux disques.

Jacques Cloarec : A la production, bien entendu. Il ne nous donnait pas. Si nous payons comme pour Poret par exemple et Vincelles quand ils allaient en Syrie et en Irak, payés par l’institut, tout le matériel qu’ils rapportaient entrait dans les archives de l’institut. Mais quand on demandait à la dame australienne de faire un disque, elle nous donnait ce qu’il fallait pour le disque en copie de ce qu’elle avait et gardait ses originaux, bien sûr. C’est pour cela que pour tous les disques, on n’a pas… Pour certains disques, on a gardé très peu de choses.

Linda Cimardi : Et quand vous receviez ces copies de bandes, normalement, quelle était la procédure normale ? Vous acceptiez la sélection, l’ordre de plage, ou vous suggérez des changements ?

Jacques Cloarec : Non. Daniélou était le grand maître, c’est lui qui décidait de ce qu’il considérait valable ou pas. On avait souvent de très fortes discussions avec les auteurs qui ne voulaient rien changer alors que c’était stupide parce qu’ils voulaient tenir compte. Mais j’ai dit : « mais c’est une œuvre d’art, c’est une œuvre qui doit faire plaisir aux gens. » Que vous mettiez l’enterrement ou le mariage dans un ordre ou dans un autre, ce n’est pas ça qui compte. Il faut que la personne quand elle écoute cette musique, il trouve tout de suite un plaisir, ou sinon, elle les met de côté, elle ne l’écoute pas, encore plus maintenant où les gens sont habitués à immédiatement zapper si la chose ne leur convient pas. On est maintenant très, très impatient. Si vous avez un site sur Internet et que cela met du temps à s’ouvrir, vous allez voir ailleurs immédiatement. Donc, il fallait tenir compte de ces principes qui sont des principes de marketing en quelque sorte. Et les musicologues scientifiques, ils ne voulaient absolument pas alors se bagarrer pour leur faire accepter nos changements très souvent. Finalement, quelquefois, c’est nous qui renoncions parce que c’était trop compliqué. Quelquefois, les arguments étaient bons, mais il y a aussi les défauts, les gens avaient des bonnes raisons de leur choix. Mais enfin, c’était comme ça, c’était le normal travail que nous devions faire.

Linda Cimardi : Avec l’équipement dont l’enregistreur en nagra que vous avez, pouvez-vous faire quelques opérations de localisation du son, revoir des bruits ?

Jacques Cloarec : J’étais très habile à faire cela. Une fois dans un morceau très, très court, le chanteur toussait. Et j’ai fait pour m’amuser, là, c’était pour m’amuser, j’ai enlevé toutes les toux et après, je les ai recollés parce qu’il fallait les recoller.

Linda Cimardi : C’était sûrement de couper, couper et puis recoller.

Jacques Cloarec : Voilà. Et j’ai fait une autre bande qui était grande comme ça et on entendait [toux]. C’était juste pour m’amuser, mais on arrivait à faire des choses quand même intéressantes. En général, quand c’était fait sur Nagra, vous n’avez qu’à écouter les enregistrements, les ¾ sont encore de très, très bonnes qualités.

Linda Cimardi : Donc la plupart des opérations, c’était vraiment manuelles, coupées et recollées pour le début et la fin des morceaux, coupées dans ce cas-là en (0 :50 :14).

Jacques Cloarec : Cela dépend, oui. Dans certains cas, on le faisait. Mais en général, on essayait d’avoir les morceaux dans leur entier.

Linda Cimardi : Mais est-ce que c’était possible d’autres opérations contre les bruits à part de couper et recoller ?

Jacques Cloarec : A l’époque, il n’y avait pas de filtre.

Linda Cimardi : Pas de filtre et chronisation du son, les bas, les hauts.

Jacques Cloarec : Non, on n’était pas suffisamment équipé pour faire ce genre de travail. Il aurait fallu faire cela dans des vrais studios et on n’avait pas de vrais studios. C’était plus du matériel portable en quelque sorte. J’avais deux Nagra pour copier de l’un sur l’autre, tout ça.

Linda Cimardi : Donc, Beryl Righter, Philips, Emmy (0 :50 :04) ne faisaient rien sinon d’imprimer.

Jacques Cloarec : Peut-être en faisant les disques, ils avaient des possibilités bien meilleures. Ils étaient habitués puisque c’est eux qui produisaient les disques, c’est possible que eux faisaient des égalisations et des équilibres dans les différents instruments et tout ça. Ça, je n’en sais rien.

Linda Cimardi : Donc, vous avez dit que dans les années 60, dès que Daniélou a l’idée de remaniement en Europe, (0 :50 :47) Inde non plus, il s’intéressait aux musiques et aux cultures religions européennes qui étaient autour de lui. Donc aussi les enregistrements dans les années 70, c’était dans la Méditerranée, donc la Corse, Venise, Chypre aussi. Mais dans ses missions, c’était vous avec Daniélou, ou avez-vous des missions pour des enregistrements, vous avec un assistant ou un autre technicien, sans Alain Daniélou ?

Jacques Cloarec : Non. En général, on a toujours fait les choses tous les deux et moi, je n’ai fait qu’une mission parce que je connaissais très bien cette musique parce que j’avais été très celtisant quand je vivais ma jeunesse en Bretagne et je suis allé faire des enregistrements en Bretagne tout seul. Parce que je savais et que je connaissais les musiciens, j’avais dansé avec eux. Je connaissais très bien ça. Mais, c’est la seule mission où je fais seul. Autrement, non, je n’avais pas le bagage, moi, musicologique pour pouvoir décider de… et d’aller seul faire des enregistrements. Et là, j’étais seul, je n’avais pas d’assistant quand je suis allé en Bretagne.

Linda Cimardi : Et ces enregistrements de la Bretagne ont-ils été liés, est-ce qu’il y a un disque avec ces enregistrements ?

Jacques Cloarec : On n’a pas fait de disque parce que je ne sais pas trop pourquoi. Parce que je ne trouvais pas que… Non, Daniélou a trouvé qu’il n’y avait pas le matériel suffisant pour en faire un disque qui soit à la hauteur de ce qu’on avait dans nos collections. Donc, c’est resté comme ça. Et ces enregistrements-là sont à Barcelone, il y a quand même pour les musicologues, c’est très intéressant.

Linda Cimardi : Seulement une question finale. Sur les activités de la fondation FIND à Zagarolo, vous êtes maintenant le Président honoraire du FIND. Quels sont les activités et les buts de cette fondation et qu’est-ce que vous envisagez pour le futur de cette fondation ?

Jacques Cloarec : Alors, la fondation a été fondée en 1969 tout de suite quand Daniélou a fait un héritage de Burnier et il a mis une partie de l’argent qu’il avait reçu pour faire cette fondation. Elle a changé plusieurs fois de nom pour devenir FIND (Fondation Inde-Europe de Nouveaux Dialogues). Elle va encore changer parce qu’on est en train de lui changer son nom et de la faire devenir Fondation Alain Daniélou. L’année prochaine, elle aura encore changé de nom. Et ses statuts sont la promotion et la diffusion, la conservation de l’œuvre de Daniélou et de Burnier puisqu’il y a lui et Burnier était photographe, donc il y a cette énorme collection qui est notre trésor d’ailleurs. Ces trésors ici, ce sont toutes les photos qu’il a faites des temples hindous médiévaux. La Fondation, maintenant, a un directeur du dialogue artistique qui est un brillant philosophe argentin qui s’appelle Adrian Navigante et qui fait un travail énorme. Et notre orientation vient de changer là depuis environ 6 mois parce que nous avons décidé d’élargir beaucoup plus que Inde – Europe dans le sens où nous voulons retrouver les sagesses des anciens, donc de nous intéresser beaucoup plus aux traditions païennes. Pour Daniélou, c’est le shivaïsme et le dionysisme, mais on est maintenant aussi en contact avec le chamanisme, le vaudou de l’Afrique et du Brésil. On a donc un panel de pays beaucoup plus large pour donner une fonction à notre Fondation qui marche très, très bien. En ce moment, nous avons trois sites sur Internet et nous sommes en train de mettre des quantités d’archives de Daniélou. Nous avons eu une vidéoconférence il y a deux jours justement pour mettre des quantités de textes de Daniélou, de réunions, de principes. On a un transculturel dialogue, une newsletter qui paraît 4 fois par an et qui est sur Internet. Donc, on est en train de prendre une position très décidément écosophique, c’est-à-dire la partie philosophique de l’écologie qui est évidemment très à la mode et encore plus depuis cette affaire du Covid qui montre combien l’homme est déraisonnable et combien la sagesse de population plus respectueuse de la nature de la terre peuvent nous aider pour retrouver un semblant de raison, parce que nous sommes devenus les dévoreurs de la terre d’une manière extrêmement agressive et extrêmement… Donc, nous nous sommes beaucoup plus axés sur ce plan ces derniers mois et nous avons en perspective des séminaires et des collaborateurs externes qui sont des grands philosophes, des gens qui s’intéressent beaucoup à ce qu’on fait. Ce qui est un bon soutien parce qu’on voit qu’on est dans l’air du temps.

Linda Cimardi : Très bien. Donc ça, c’était la dernière question. Je pense que je peux arrêter.