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Entretien radiophonique avec Alain Daniélou
Interviewé par Maurice Fleuret
Diffusé sur France Culture le 20 février 1974

Troisième partie

L’intégralité des interviews radiophoniques peut être consultée sur le site des archives.

TRANSCRIPTION

Maurice FLEURET : Alain Daniélou, cette Inde traditionnelle dont vous nous avez fait le portrait social et religieux hier et avant-hier, est-ce qu’elle existe encore aujourd’hui ?

Alain DANIÉLOU : Bien sûr, elle existe à travers toutes les crises comme elle a existé en dépit de toutes les invasions parce que l’Inde est organisée d’une façon entièrement décentralisée et que tout le système peut survivre en dépit des lois, en dépit des tyrans, en dépit des systèmes. Donc, cette Inde existe toujours, existera probablement toujours bien que les gouvernements aient des théories sociales qui sont contraires à celles que l’Inde a traditionnellement.

Maurice FLEURET : Elle est passée à travers le colonialisme et à travers le post colonialisme ?

Alain DANIÉLOU : Et avant, à travers la domination islamique qui était aussi d’une férocité peut-être encore plus grande que celle des occidentaux.

Maurice FLEURET : Or, vous avez vécu la mutation, la dernière mutation importante de l’Inde, le passage de la colonisation à la post-colonisation, on ose à peine dire l’indépendance, comme vous nous l’avez fait remarquer l’autre jour. Comment vous avez suivi cette évolution ? Comment vous avez vu, par exemple, que les mouvements nationalistes qui avaient d’ailleurs près d’un siècle à ce moment-là se sont cristallisés peu à peu pour aboutir en 47 à l’indépendance reconnue de l’Inde ?

Alain DANIÉLOU : Il y avait différentes espèces de mouvement et je crois que là, on est aussi très mal informé. Le congrès national indien, le parti qui a pris la succession de l’empire britannique et qui était dirigé par Gandhi, par Nehru et par d’autres, était en fait un parti fabriqué par les Anglais. C’est des Anglais qui ont collaboré à l’élaboration d’un parti nationaliste mais qui n’était pas du tout un parti traditionaliste, et je crois que c’est là le grand problème de toute la période post-coloniale. C’est que partout, l’Occident n’a voulu donner le pouvoir qu’à leurs collaborateurs en quelque sorte, qui en fait, sont leurs véritables opposants.

Maurice FLEURET : Et alors, on aurait créé un système centralisé qui irait à l’encontre de cette décentralisation qui permettait, par le système des castes et par le système d’autonomie des races et des provinces et des véritables pays à l’intérieur de l’Inde, de subsister ?

Alain DANIÉLOU : Mais bien sûr et on a refusé absolument. Les Anglais n’ont jamais voulu traiter avec les partis qui représentaient l’Inde traditionnelle, qui sont pourtant au fond, je crois, beaucoup plus importants. Mais ils ont toujours insisté pour n’accepter de négocier qu’avec le parti du congrès, qu’avec Gandhi et Nehru, et en refusant systématiquement tout contact avec les autres aussi pour des raisons très simples, c’est que les vrais Indiens ne sont pas des gens de langue anglaise. Donc, on ne pouvait discuter, on ne se sentait à l’aise qu’avec des gens éduqués à Oxford comme Nehru ou un avocat d’Afrique du Sud comme Gandhi. Cela n’a rien à voir au fond avec l’Inde.

Maurice FLEURET : Et alors quand vous étiez là-bas puisque votre séjour à ce moment-là était très long. Vous êtes resté 11 ans de suite en Inde à cette période cruciale. Est-ce qu’il y avait des forces de résistance qui se manifestaient contre cette évolution ?

Alain DANIÉLOU : Bien sûr. Il s’est créé à ce moment-là un grand parti d’abord sur le plan intellectuel qui s’appelait le Dharma Sangh, l’association pour la tradition. Et moi, je l’ai très bien connu ce mouvement parce qu’en fait, j’étais moi-même impliqué dedans d’une certaine façon puisque c’était les lettrés auprès desquels j’avais étudié le sanskrit et la philosophie qui constituaient le cœur de ce mouvement. Ils ont créé ensuite un grand parti politique qui s’appelle le Jana Sangh l’association du peuple et qui est en fait, je crois, la plus grande force politique de l’Inde aujourd’hui, et le congrès, le gouvernement actuel vit parce qu’il est soutenu par l’Occident. Je suis sûr qu’ici encore, si les occidentaux ne soutenaient pas le gouvernement vaguement socialisant de madame Gandhi, l’Inde d’abord se séparerait beaucoup plus en différentes entités régionales et, ensuite, reviendrait à un système beaucoup plus proche du système hindou. En fait, si on avait observé les choses avec un certain réalisme, avant l’indépendance, les seuls états qui marchaient bien, qui étaient modernes, où les gens ne mourraient pas de faim, étaient les états princiers où on observait tout le système traditionnel hindou, alors que l’Inde britannique était une espèce de pays détruit, ravagé et misérable.

Maurice FLEURET : Il y a eu des troubles graves après l’indépendance. Il y a eu ensuite tout récemment la crise indo-pakistanaise. Est-ce que ce sont pour vous les conséquences logiques de cette déviation naturelle de l’Inde ?

Alain DANIÉLOU : Mais naturellement, cela fait partie de la même politique britannique. Les Anglais voulaient diviser l’Inde pour la maintenir un petit peu dans l’empire. Ils pensaient que si l’Inde était dans son intégrité indépendante, elle ne resterait pas pour l’empire britannique. Et la division de deux Indes, soi-disant, entre une Inde musulmane et une Inde hindoue était fabriquée d’une façon entièrement artificielle et qui n’a aucun sens puisque la moitié des musulmans de l’Inde vivent toujours dans l’Inde hindoue : son ministre, son ambassadeur n’ont aucun problème. Il n’y avait aucune raison de livrer une partie de l’Inde à des musulmans fanatiques qui ont massacré des millions de gens dont les lois, parce qu’il ne faut pas oublier que c’est la loi coranique qui est valable dans le Pakistan qui fait que tuer un non-croyant, c’est-à-dire un non-musulman, est une vertu.

Et ceci a provoqué cet exode, absolument cette fuite épouvantable qui a rempli tout le Bengale de millions et de millions de gens et de même les réfugiés du Pakistan occidental qui ont fini d’ailleurs à ce que même pour finir, même les musulmans qui étaient restés au pouvoir, qui avaient pris en somme le pouvoir dans la partie orientale, ont fini aussi eux-mêmes par se révolter. Ce qui prouve que fondamentalement, une politique qui aurait été intelligente et juste n’aurait pas permis cette division. Et en fait, tous les grands ministres de l’Inde, tous les grands ministres des États princiers, des gens qui avaient une grande expérience du gouvernement et même des gens comme Rabindranath Tagore, un poète mais tout de même qui avait une grande vision politique, se sont absolument opposés à Gandhi quand il a commencé de négocier avec les Anglais pour que le congrès prenne le pouvoir s’il acceptait la partition de l’Inde.

Maurice FLEURET : Quand on parle de l’Inde, aujourd’hui, on voit un immense sous-continent surpeuplé qui n’arrive pas à subvenir à ses besoins. Est-ce que s’il avait pris une autre direction, s’il avait trouvé un autre régime plus dans le sens de sa nature et de ses traditions, il aurait évité ces catastrophes, ce que nous considérons comme des catastrophes économiques, par exemple ?

Alain DANIÉLOU : Mais bien sûr. Tout ceci est entièrement fabriqué par ce contraste entre un régime imposé par l’Occident et une société traditionnelle.

Maurice FLEURET : Qui est rurale, j’imagine, et pas urbaine.

Alain DANIÉLOU : Oui, qui est plutôt rurale mais avec une extrême diffusion culturelle dans les zones rurales. Vous avez vu le kathakali. Le kathakali est un théâtre de village. Ce n’est pas un théâtre urbain.

Maurice FLEURET : Et pourtant, extrêmement raffiné, bien sûr.

Alain DANIÉLOU : Oui et c’est la même chose pour la musique. C’est la même chose pour beaucoup de formes d’enseignement. De ce point de vue-là, l’Inde avait une culture extraordinairement bien répandue dans l’ensemble des populations et il n’y avait aucune raison de déranger cet ordre.

Maurice FLEURET : Et vous pensez que les ressources même de la terre, les ressources du pays pourraient suffire à ce sous-continent surpeuplé ?

Alain DANIÉLOU : Mais il ne faut pas oublier ceci, les gens sont vraiment extraordinairement ignorants. C’est qu’au moment où les Européens, les Français, les Portugais, les Anglais sont arrivés dans l’Inde, le niveau de vie de l’Inde était le plus haut du monde, que c’était un pays d’une prospérité fabuleuse. On est arrivé. Il a fallu deux siècles pour le réduire à peu près à la plus grande misère possible. Mais ceci évidemment fait qu’on a ruiné, par exemple, l’industrie textile parce que l’Inde fournissait en textile le monde entier et qu’il fallait que cela passe à Manchester. Et de cette façon et dans tous les domaines, on a ruiné l’agriculture avec des lois stupides, avec des douanes criminelles, avec aussi même des actes assez incroyables. Il faut tout de même bien dire qu’on a fait couper les pouces de tous les tisserands du Bengale au XVIIIème siècle pour qu’ils ne puissent plus tisser. On y allait sciemment. Après cela, on vient dire : c’est parce que les hindous sont rétrogrades que leur pays est arrivé à la misère.

Puis alors, il y avait l’autre aspect qui évidemment, pour nous, est un peu étonnant, si vous voulez, c’est que le contrôle de la population qui était très strict, seulement qui se faisait d’une façon que je crois que les gens qui discutent aujourd’hui sur l’avortement seraient encore plus anxieux. C’est-à-dire, on laissait mourir les deux tiers des petites filles à la naissance. Ce qui faisait qu’il n’y avait jamais d’augmentation de population que le pays ne pouvait pas supporter.

Maurice FLEURET : Il y avait un contrôle absolu de l’équilibre démographique.

Alain DANIÉLOU : Oui. Alors, la question est toujours : est-ce que c’est plus humain ? Est-ce que c’est plus moral de laisser vivre un tout petit bébé qui meurt en quelques heures ou est-ce qu’il faut avoir des multitudes de gens qui passent une vie horrible à mourir de faim dans une famine épouvantable ? Ça, ce sont des questions où les gens placent leur sens moral dans différentes directions.

Maurice FLEURET : Et le régime actuel aujourd’hui vous semble-t-il prendre un tournant heureux ou, au contraire, accuser ces déséquilibres ?

Alain DANIÉLOU : Complètement, le régime actuel a simplement pris la place. Ce sont des Indiens d’éducation anglaise ou d’éducation suisse, comme madame Gandhi, qui occupent la place des Anglais et gouvernent ce pays comme un empire, sans tenir aucun compte véritablement de la valeur de ses traditions. Et je pense qu’en fait, ce n’est pas un régime qui pourra durer très longtemps.