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Alain Daniélou à propos du Yoga Conférence à la Sorbonne (1985)


L’intégralité des interviews radiophoniques peut être consultée sur le site des archives.

TRANSCRIPTION

Robert : Il m’appartient de parler de François Roux. François Roux est licencié ès-Lettres et il est diplômé de Sciences Po. Et je crois que déjà, dans son choix initial, il y avait l’homme que nous connaissons aujourd’huiUne licence de lettres, n’est-ce pas une approche de l’essence du futur ? Et Sciences Po, c’est par excellence l’apprentissage de l’expression : cerner ce qu’il y a d’essentiel, ce qu’il y a à dire et l’exprimer et le dire. Et il me semble que quelle que soit la multitude des activités de François, cette attitude de l’esprit se rencontre aussi bien lorsqu’il tient la plume du philosophe, du poète, aussi bien que lorsqu’il enseigne la philosophie ou lorsqu’il reçoit ses consultants dans son cabinet de concepteur en communication, rue de la Dole.

Poète, il est poète. Il publie des poèmes dans un certain nombre de revues, mais dans toutes les dernières revues françaises de Yoga, nous donne la possibilité de lire l’un de ces poèmes. Et le poème, c’est bien, par excellence, la plongée dans la profondeur de soi-même pour en extraire ce qu’il y a d’universel et philosophe.

En tant que philosophe, enseignant du yoga, confronté à la force de l’Orient, du Yoga, confronté à ce défi qui constitue le Yoga en Occident, François recherche dans cet apport l’essence même de ce défi pour nous débarrasser du circonstanciel – ce qui peut nous décrire, ce qui peut nous dire – et nous offrir l’essence même de ce message. Il s’agit d’aller au fond ou creuser même au mieux ce message pour trouver l’antigramme ce qui constitue le cadre de toutes les démarches intérieures, qu’elles soient en Orient ou en Occident et selon (inaudible0:02:21).

En tant que concepteur, concepteur en communication, ce mot assez barbare, il cache très mal ce qu’il y a derrière, François reçoit des personnes qui sont à la tête des entreprises, qui ont une activité quelconque, qui voudraient bien faire dire, qui voudraient bien faire connaître ce qu’ils font. Alors que certains pourront dire ce qu’ils n’ont pas dit, François les a touchés même, leur faire exprimer le fond, leur désir assez profond et puis soit par le mot, soit par la couleur, soir par la forme, soit par la parole, les faire exprimer le fond de leur pensée

Ainsi, il y a toute une unité une très belle unité, de démarche sur le fond d’une même manifestation (0:03:10) : aller au fond, cerner l’essentiel et essayer de transmettre. Et cette démarche, ce regard humble ou geste sur les choses en fait ne sous-tend aucun dogmatisme ou aucun pédantisme, mais un accueil toujours avec les gens, une écoute plus des gens et une action de même nature, une intervention de même nature et d’attention, même réalité. Je vais laisser François Roux vous présenter Alain Daniélou.

Interviewer : Merci Robert. Je voudrais d’abord dire que, je ne sais pas si c’est la présence du soleil dans la cour ou le nombre que vous êtes dans cette pièce, mais je pense que cette réunion sera chaleureuse à en juger par les degrés de température que nous avons déjà atteints avant d’avoir commencé. Alain Daniélou et moi-même avons fait un strip-tease devant vous tout à l’heure. On espère qu’il se bordera là pour l’instant, mais il fait très chaud. On se croirait presque en Inde.

Alain Daniélou, vous êtes quelqu’un que je ne devrais pas, en fait, que je n’ai pas besoin de présenter dans le monde du Yoga parce que dès 1951, vous avez publié un petit livre par le volume, qui s’appelait « Yoga, méthode de réintégration », qui a été, pour ceux qui l’ont découvert à cette époque-là surtout en Angleterre me disiez-vous, quelque chose d’absolument fondamental. Il faut se replacer dans l’époque, Le Yoga, en 1950 – on n’entend pas, malgré ma grosse voix ?

Le Yoga en 1950, ça n’était pas encore grand-chose en Europe et ce premier livre qui a été le prélude à beaucoup d’autres nous a tous beaucoup apportés. Moi, je ne l’ai pas lu en 1950. J’étais encore en culotte courte à cette époque-là, mais je l’ai lu deux années après et ça a été assez vite un point de repère dans ma façon de travailler parce que j’ai eu le sentiment que cette fois-là, j’étais devant un livre authentique. Je n’en disais pas toujours autant des autres, ce qui n’est pas un jugement négatif.

Si vous vous étiez arrêté à ce livre, on pourrait déjà vous être très reconnaissant, mais vous ne vous êtes réellement pas arrêté à ça. Je me suis amusé à collationner les livres que vous avez publiés. Il y a toute une série de livres sur l’Inde, proprement dit : l’historique, l’histoire de l’Inde, sur l’architecture, le temple hindou, la sculpture érotique hindoue, sur les modes de vie, les quatre sens de la vie. Déjà, les sujets qui vous intéressaient : « Shiva et Dionysos » en parallèle avec l’Occident, les visages de l’Inde Médiéval, le polythéisme hindou qui est un énorme livre, le secret des tantras. Et puis, des contes ou des romans : Les fous de dieu, le roman de l’anneau, le bétail des dieux ; un traité de théâtre, des traités : Shiva Swarodaya ; et puis, tout ce qui est la partie musicale de votre nature, le livre sur les traditions musicales de l’Inde du Nord, la sémantique musicale, traité de musicologie comparée. Et puis, il y a trois ou quatre ans, vos souvenirs « Le Chemin du Labyrinthe » qui vous ont fait franchir une nouvelle étape vers le grand public parce qu’ils étaient écrits avec beaucoup d’humours et drôleries – moi, j’ai trouvé à beaucoup de moments – et ça se lisait avec grand intérêt, outre l’intérêt même du Yoga.

Et puis alors, votre tout dernier livre qui est paru il y quelques mois, semaines, « La Fantaisie des Dieux et l’Aventure Humaine d’après la Tradition Shivaïte » qui va être un petit peu le point de départ de notre réunion d’aujourd’hui.

J’ajouterais que ce fantastique travail d’écriture que vous avez fait ne vous a pas empêché de pratiquer peu ou prou 31 autres métiers. Vous avez dit ça dans vos souvenirs que vous aviez été, à un moment donné, fait le recensement et que vous aviez su faire de votre vie 32 métiers différents.

Alain DANIÉLOU : J’en fais toujours.

Interviewer : Et vous les faites toujours.

Alain DANIÉLOU : Oui, mais à la maison, quand on casse une porcelaine ou un verre, je suis ravi, parce que c’est moi qui sais réparer ça. Quand il faut faire de la menuiserie, il faut faire remplir des objets.

Interviewer : On n’entend pas d’ici. On peut les prendre comme cela les micros. Cela fait un petit peu crooner, mais enfin…

Alain DANIÉLOU : Mais alors, il y a des gens qui sont très surpris quand ils savent que j’aime conduire des voitures de course. Maintenant, je me suis arrêté. Et toutes sortes de choses qui ne cadrent pas du tout avec le caractère qu’on voudrait m’attribuer. Mais ça, c’est, je crois, un élément de liberté très important.

Interviewer : Et puis alors, en dehors de cet aspect d’écritures, il y a un deuxième aspect que je voudrais souligner, c’est que vous avez été un des rarissimes occidentaux à être littéralement immergé dans la tradition indienne au sens le plus authentique. Bien entendu, pas mal d’occidentaux ont vécu en Inde, qu’ils soient anglais, français ou d’autres nationalités européennes. Mais vous, vous avez une particularité, vous êtes arrivé en Inde en 1937, pas pour la première fois. Vous aviez été voir, entre autre, Rabindranath Tagore à Santiniketan et puis, vous êtes revenu quelques années après et là, a commencé une sorte d’immersion totale dans cette microsociété étonnante qu’est Bénarès, la ville sacrée de l’Inde où vous avez pendant 15 ans littéralement transformé ou doublé peut-être en quelque sorte votre propre nature d’occidentale par une culture approfondie indienne, le sanskrit, le hindi, les philosophies de l’Inde, la musique de l’Inde, la vînâ dont vous jouez, le Yoga, etc.

Et puis, tout ceci semble avoir culminé à un moment donné dans une cérémonie finalement rarissime aussi où à la suite de la demande qui en avait été faite par un Sannyâsin, un de ces grands errants, Swami Karpatri, vous avez été initié. Vous êtes entré officiellement dans cette tradition dans laquelle, en principe, on n’entre pas quand on n’a pas donné ses lettres de noblesse – probablement, vous l’aviez fait – et vous avez été initié, et vous portez – j’espère que ce n’est pas une révélation qui vous choquera – un nom initiatique où vous vous appelez « Le protégé de Shiva ». Quand on sait que Shiva, en sanskrit, cela veut dire, lui-même le dieu qui protège, le bienfaisant, celui qui apporte le bonheur, la paix, etc., vous êtes deux fois protégé en quelque sorte.

Alors ça, ça a été votre vie indienne et ça vous donne, en plus de tout ce que vous avez écrit, une deuxième dimension très rare sous nos cieux.

Et puis alors, la troisième dimension, c’est que vous êtes revenu en Occident parmi nous et revenu à un poste de responsabilité très important, en 1963, vous avez fondé et pris la direction de l’Institut international de Berlin pour les études comparatives sur la musique, que vous avez animé pendant 12 ans. Vous avez été fondateur et éditeur des collections d’Unesco sur toutes sortes de musiques traditionnelles que vous avez peu ou prou contribué à faire connaître, voire à sauver – on peut le dire, je crois aussi – bien entendu alors, les musiques de l’Inde, le Japon, l’Indonésie, le Cambodge, le Laos, l’Afrique, l’Afghanistan, l’Iran, un peu la Grèce, un petit peu la Russie, si j’ai bien compris aussi sans que ce soit complètement aussi réussi dans ces pays-là.

Alain DANIÉLOU : Quand c’est une telle bagarre dont on voit dans les pays de l’Est.

Interviewer : Ils auraient besoin de faire beaucoup de Yogas, peut-être, si ?

Alain DANIÉLOU : Oui, beaucoup de gens. Heureusement, j’ai un caractère insupportable et ceci permet quelquefois de réussir là où d’autres ont échoué. On faisait des réunions dans les comités soviétiques pour dire comment faire taire ce personnage insupportable, etc. En même temps, il payait mes voyages pour y aller et les gens qui m’avaient insulté dans les réunions venaient ensuite m’embrasser les mains dans les ascenseurs en disant : « Continuez ! »

Donc, au fond, ce sont des gens très malheureux, mais il reste beaucoup de choses très intéressantes malgré, c’est toujours comme ça avec les régimes tyranniques, il reste tout de même des choses cachées et elles ressortent un jour.

Interviewer : Oui, leur résistent.

Alors, nous allons donc rentrer dans le sujet que vous avez choisi pour cet après-midi, qui s’intitule « L’Aventure Humaine selon le Yoga et le Sâṃkhya », titre qui nous renvoie immédiatement à votre ouvrage « La Fantaisie des Dieux et l’Aventure Humaine d’après la Tradition Shivaïte. » Alors, je remarque d’abord avant de vous passer la parole qu’il y a deux mots-clés dans votre titre : Aventure, d’une part et fantaisie, de l’autre, c’est-à-dire que dans ces assises, dont une certaine part va être austère, un thème de l’évolution n’est pas un thème qui fait rire tout le monde. Nous allons rencontrer avec vous la fantaisie et l’aventure. Et je crois qu’il fallait le dire d’entrée de jeu parce que dans cette tradition indienne, on ne présente pas l’évolution d’une façon aussi mécaniciste peut-être qu’elle a été envisagée sous nos cieux à un certain moment.

Alain DANIÉLOU : Oui, d’ailleurs, le mot qui veut dire « fantaisie », le mot « Lila » en sanskrit veut dire « amusement » et les dieux sont des gens qui s’amusent, qui jouent et tous les aspects, en somme, subtils qui gouvernent le développement du monde sont faits comme un jeu, comme une chose très intéressante, très amusante. Mais au fond, comme nous le faisons nous-mêmes parce qu’en fait, quand nous prétendons étudier, exprimer des choses, au fond, c’est pour nous amuser. Si on ne s’amuse pas, je crois qu’on n’arrive jamais à faire des choses sérieuses. Et au fond, presque tous les gens qui ont fait de grandes découvertes, disons que c’est à peu près par hasard, c’est en essayant quelque chose pour m’amuser que j’ai trouvé tout d’un coup cette chose.

Ceci est un reflet d’un état, en somme, très heureux qui est celui des êtres célestes qui sont très gais. Ce n’est pas du tout des gens tristes. Et je crois que là, il y a une chose très curieuse, c’est que, pour quelqu’un comme moi qui ai vécu beaucoup dans le monde hindou et tous ces dieux qui me sont familiers, je trouve que les dieux de l’Occident sont horriblement tristes, horriblement ennuyeux et on ne comprend pas très bien qu’est-ce qui leur est arrivé, mais sûrement, ils sont dans un état dépressif. Je crois qu’il y a quelque chose à faire peut-être pour les ranimer ou les ramener à de meilleur sentiment.

Interviewer : Ils n’ont peut-être pas eu le temps de faire du Yoga en Occident.

Alors, je vous propose qu’on suive un plan très simple. Il faut que tout le monde trouve son intérêt à notre entretien, c’est de passer à travers quatre parties en laissant peut-être plus de places à la partie du Yoga, proprement dit.

La première partie qui serait que vous nous restituiez en quelques mots la tradition shivaïte. Je note dans votre dernier livre cette phrase : « L’étude de la tradition shivaïte a été singulièrement négligée au point que la plupart des occidentaux qui prétendent étudier l’Inde, ses rites, ses coutumes, son savoir, n’ont même pas idée qu’il existe d’autres filières que le brahmanisme védique alors que ce sont justement ces filières qui sont les plus adaptées à leurs besoins ».

Alors, après cela, je vous propose qu’on parle de la théorie du fixe, c’est-à-dire, comment cette tradition voit se dérouler l’histoire du monde, l’aventure du monde, ensuite, le Sâṃkhya, c’est-à-dire la saisie macrocosmique de l’Inde traditionnelle et ensuite, le Yoga, c’est-à-dire à proprement parler l’exercice qui met l’homme au niveau du cosmos.

Première partie, si vous le voulez bien, qu’est-ce que c’est que cette tradition shivaïte et d’où vient-elle ?

Alain DANIÉLOU : Alors ça, c’est une chose assez mystérieuse et dont en fait, je crois, toutes les civilisations ont gardé le souvenir qu’il y a eu une époque heureuse, un âge d’or où les gens étaient des sages, mais non seulement des sages, mais des mages et des savants qui possédaient des connaissances énormes, extraordinaires et dont, en somme, presque tout ce que nous avons appris ultérieurement, on garde le souvenir et souvent le reflet.

Cette civilisation qui avait probablement son centre dans la vallée de l’Indus était très proche de celle de Sumer, mais aussi de celle des premiers Crétois et antérieure même aux premières dynasties de l’Egypte. C’est donc une civilisation très ancienne et qui avait atteint un développement remarquable, et c’est d’ailleurs de cette civilisation que nous vient la tradition du Yoga ainsi que celle du Sâṃkhya.

Qu’est-ce qui s’est passé ? Il y a eu des invasions épouvantables par des gens affreux qui s’appelaient les Aryens.

Nous en sommes, sous bien des aspects, des héritiers et on a essayé dans beaucoup de domaines de glorifier à tel point cet accord aryen de ces gens qui se sont peu à peu civilisés au contact des peuples pontiques, qu’on a un peu oublié quelles étaient les bonnes sources. Et, ceci s’est passé dans l’Inde avec les aryens védiques, ceci s’est passé en Grèce avec les Athéniens et les Doriens qui ont massacré les Pélasges et les Crétois, pour reprendre ensuite un petit peu de leurs savoirs, de leurs arts, ceci s’est passé dans tout le monde occidental. Cette grande civilisation dans l’Inde a été presque partout détruite ou en tout cas, les peuples, les nouvelles civilisations en ont conservé quelques bribes.

Dans l’Inde, c’était tout de même un pays très vaste avec des populations très diverses et il s’est formé une double tradition. Dans cette tradition védique, c’est-à-dire, se basant sur les livres sacrés et les idées des Aryens, qui se sont peu à peu transformées en adoptant toutes sortes d’idées et de conceptions des peuples pontiques et c’est là que nous retrouvons cela dans les textes que nous connaissons en sanskrit comme langue aryenne, comme les Upanishad, comme l’Atharva-Véda, comme les textes ultérieurs de Patanjali d’ailleurs sur le Yoga, tout ceci emprunté à une civilisation parallèle et sur un certain plan méprisé.

Ce qui s’est passé d’extraordinaire, c’est que après une époque de révolte qui correspond au bouddhisme, qui était une révolte contre le rôle trop important du ritualisme védique, il y a eu une période de désordre, de changement, de toutes sortes d’idées philosophiques et puis, tout d’un coup, vers le début de notre ère est apparu un renouveau extraordinaire de l’ancien shivaïsme. C’est à ce moment-là que tous les textes que nous connaissons, tous les textes importants ont été traduits, transcrits et c’est à ce moment-là qu’on a construit tous les grands temples de l’Inde et que sont nés tous les grands traités philosophiques, etc. qui, en somme, venaient d’une tradition qui était restée occulte pendant 2000 ans et qui a refleuri et c’est cela qui a donné la grande culture de l’Inde qui commence à peu près au début de notre ère et dure jusqu’aux invasions musulmanes.

C’est un phénomène très curieux et on a tenté de dire : ce n’est pas tout à fait comme cela, c’était autre chose, etc., mais notre temps est un temps, une époque assez curieuse car c’est seulement au début de ce siècle qu’on a redécouvert, par exemple, les Crétois. On a redécouvert qu’il y avait une civilisation de la même époque et apparentée, et aussi qu’on a découvert une chose extraordinaire, ce sont des manuscrits de cette époque, ce sont les manuscrits sumériens parce que les sumériens étaient très apparentés à ces shivaïtes de l’Indus. Ils avaient pratiquement la même religion, la même philosophie, les mêmes rites, les mêmes ordres monastiques, etc. Et tout d’un coup, on est en train de découvrir des bibliothèques entières écrites entre le VIème et le IVème millénaire avant notre ère, c’est-à-dire, c’est un phénomène absolument unique car on n’a ça dans aucune civilisation du monde.

Alors, tout d’un coup, si on étudie cela, on s’aperçoit que ce que les hindous ont redécouvert, que les shivaïtes ont redécouvert dans l’Inde est absolument cette ancienne civilisation. Et quand on en prend les détails, par exemple, il y a un allemand qui vient de faire un travail sur les plans des temples sumériens, ils sont identiques aux plans des temples de ce qu’on appelle « l’époque médiévale » dans l’Inde. Tous les grands temples de Khajuraho, de Bhubaneshwar sont construits sur des yantras, sur des diagrammes magiques et vous retrouvez, c’est exactement les mêmes choses dans ces textes anciens. Ce qui veut dire que c’est vraiment une tradition qui a su se maintenir en dépit de tous les aléas, de toutes les invasions ou de toutes les persécutions et, au fond, dont nous retrouvons la trace un peu partout dans ce qu’on appelle « la tradition ésotérique ou initiatique ».

C’est toujours la même filière remontant à cette ancienne culture de l’âge d’or qui survit et dont on retrouve tout d’un coup de petits échos, et si on rapproche des notions shivaïtes, on découvre, mais évidemment, nous avons affaire à la même chose. Et c’est là que cette ancienne culture, cette culture de l’Indus, cette culture shivaïte préhistorique, on ne peut pas dire d’ailleurs qu’elle était indienne, elle s’étendait certainement de l’Inde à la Méditerranée et probablement aux Amériques, c’était une culture très universelle et très évoluée. Mais le phénomène extraordinaire, c’est que cette tradition sous une forme plus ou moins secrète a été préservée seulement dans l’Inde et c’est pour cela que cette tradition est pour nous d’une valeur extraordinaire.

Interviewer : Certainement. Vous avez même montré qu’au moment où les musulmans sont arrivés en Inde, certains secrets d’architectes avaient été, par leur exil, transmis en Occident au moment où se construisaient les grandes cathédrales gothiques, par exemple.

Alain DANIÉLOU : Oui, alors ça, c’est un phénomène assez simple et assez récent, c’est-à-dire, dans l’une des grandes régions culturelles de l’Inde, le Gandhara qui s’appelle aujourd’hui l’Afghanistan, quand l’Iran de Mongoles sont arrivés, les islamisés sont arrivés et ont détruit tout, les populations se sont échappées et ce sont les petits peuples et ce que nous appelons les Tsiganes. Les Tsiganes parlent encore un dialecte de l’Afghanistan proche du hindi, d’ailleurs, que je comprends un petit peu. Puis, alors les savants, les architectes se sont dispersés et il est très probable que l’essor et les concepts des cathédrales, de la grande époque des cathédrales, doit beaucoup à certains de ces architectes qui se sont échappés avec des connaissances évidemment très extraordinaires. Certains d’entre eux ont été pris par les musulmans et ce sont eux qui ont construit les grandes mosquées de Tachkent, alors ça, on le sait. On connaît leur nom, etc. Pour le monde chrétien, probablement, ça a dû se faire un petit peu plus discrètement parce que le monde chrétien n’aimait pas beaucoup qu’on dise que ses sources venaient d’ailleurs.

Interviewer : Alors, les secrets – on peut les appeler les secrets – de cette tradition ont été – vous le montrez très bien dans votre livre – ont été maintenus vivant dans la partie populaire de la population indienne de cette époque-là et ils ont circulé dans toute l’Inde de cette époque et jusqu’à l’époque moderne, puisque vous avez reçu cet enseignement à travers des personnages extraordinaires qui sont un peu le couronnement de la société indienne, qui sont les Samnyasis.

Alain DANIÉLOU : Oui, mais alors, je crois que tout ésotérisme en quelque sorte ne peut se transmettre que dans une sorte de société parallèle. Et c’est la même chose le peu qui a pu survivre en Occident, dans la Maçonnerie, les Rose Croix, ce qui est authentique parce que beaucoup n’est pas authentique. Nous en voyons comment ça se passe dans des sociétés justement qui sont des sociétés initiatiques et plus ou moins secrètes. Et il est certain que dans l’Inde, c’est le système extraordinaire de cette transmission par des moines errants qui développent des pouvoirs de mémoires considérables et préservent les textes sous des formes versifiées qui permettent de les garder et de les transmettre sans laisser aucune trace pendant des générations et des générations. C’est pourquoi on est très surpris, tout d’un coup, que lorsque les circonstances ont permis de ressortir toute cette abondance de textes qui sont les Puranas, les Agamas, les Tantras, etc., tout d’un coup, on retrouve une énorme bibliothèque qui n’était restée que dans la mémoire, pendant des siècles, d’initiés qui eux-mêmes étaient insaisissables parce qu’ils vivaient comme des mendiants, comme des errants allant d’un village à l’autre.

Evidemment, le système, le respect que les hindous de tous les groupes d’ailleurs ont toujours eu pour le haut inconnu, pour le moine, pour le mendiant, que l’on doit toujours nourrir si pauvre qu’on soit avant de se mettre à table – pas exactement à table parce qu’on mange par terre – mais avant de se mettre soi-même à prendre son repas a été un système qui a permis à toutes sortes d’êtres en marge de la société de survivre et de transmettre pendant des siècles leur savoir.

Interviewer : De toute façon, pendant des millénaires, il n’y avait plus d’écritures en Inde.

Alain DANIÉLOU : Non, les Aryens avaient horreur de l’écriture. Ce n’est pas moi qui le dis, ce sont les spécialistes de ces populations. C’est d’ailleurs, ils considéraient que c’étaient des grimoires magiques et quelque chose d’abominable. Ils ont détruit toujours l’écriture quand ils l’ont pu et c’est pourquoi d’ailleurs les druides, par exemple, qui viennent de la tradition aryenne, n’ont jamais voulu écrire leur texte et c’est pour ça qu’ils se sont perdus.

Dans l’Inde, évidemment, pendant longtemps, les anciens, les populations shivaïtes de l’Indus avaient une écriture qui est une écriture qu’on n’a pas très bien déchiffrée encore. On a toujours des espérances, mais… Mais alors, à partir de l’arrivée des Aryens, de la destruction des cités de l’Indus, on n’a plus construit un monument et on n’a plus écrit pendant près d’un millénaire et demi. Et donc, toute la civilisation se transmettait par voie orale. Il ne faut pas d’ailleurs croire que c’est nécessairement un inconvénient parce que l’écriture, c’est comme la bande magnétique ou le disque, une façon de mettre en quelque sorte en réserve certains textes, mais dans une société où l’enseignement est bien organisé, la mémoire est un instrument très sûr et très fidèle. Et très souvent, on s’aperçoit qu’une tradition se maintient mieux en tradition orale qu’en tradition écrite où on fait des fautes d’écriture ou on fait des ratures ou suivant ses idées, on change le texte, alors que dans la tradition orale, généralement, les gens se tiennent strictement aux textes appris.

L’écriture est réapparue dans l’Inde seulement vers le Vème siècle ou le IVème siècle avant notre ère, mais même encore, à l’époque du Gupta, on n’utilisait pas l’écriture. Et c’est une chose qui m’amuse beaucoup de voir tous les savants qui vous disent en datant les dates des Upanishad, des dates de tel texte et de tel autre et de tel traité dans une époque où l’écriture n’existait pas. Donc, leur façon de dater me semble un petit peu arbitraire. Alors là, c’est l’arrivée de l’écriture qui a été importée par les invasions perses en Inde et qui était une écriture d’origine vénitienne, qui est adaptée est devenue l’écriture du sanskrit que nous connaissons et toutes les écritures, ensuite, qui ont servi dans l’Inde.

Interviewer : Alors, cette tradition shivaïte a laissé entre autre une assez impressionnante théorie des cycles. C’est une façon de présenter l’histoire de l’univers. Et je voudrais que vous nous en disiez un mot parce que là encore, par rapport à ce que l’on entend et ce que l’on voit de notre point de vue d’occidental, les choses sont assez différentes. Pour mettre dans l’ambiance, je cite une petite phrase que vous avez dite à la journaliste qui vous a interviewée pour un grand magazine, cette semaine – enfin, elle ne vous a pas interviewé cette semaine, mais c’est paru par chance cette semaine – voilà ce que vous dites et cela nous met vraiment dans l’ambiance : « L’évolution des espèces et de l’Homme, en particulier, suit des cycles astronomiques. Les espèces naissent, se développent et meurent. Les cycles qui caractérisent l’humanité sont au nombre de 14. Il doit y avoir sur terre 14 humanités. Nous sommes la septième et chaque fois, ça finit par une catastrophe planétaire ».

Alors, par rapport au concept de l’évolution, comment peut-on parler de ces cycles cosmiques, ces Manvantaras ? Déjà ce mot de « Manvantara » ?

Alain DANIÉLOU : Je crois qu’on en trouve un petit peu des traces quand la bible nous parle du déluge et puis, tout d’un coup, on ne se demande pas : « Mais comment finissent les hommes qui existaient avant », et puis, on repart nécessairement avec une humanité nouvelle. C’est simplement un écho. D’ailleurs, l’histoire du déluge est une histoire empruntée aux sumériens, mais dans la conception indienne, chaque espèce est une réalité qui fait partie du jeu de la création. Chaque espèce animale ou chaque variété de l’espèce humaine, ou chaque espèce de plantes, a un cycle de vie qui correspond d’ailleurs d’une certaine façon à ce qui est pour notre individu le cycle de la vie.

Une espèce vit comme une personne et donc, à un certain moment de l’évolution, à un certain moment du climat, à un certain moment des données astrologiques, etc., tout d’un coup, apparait une espèce nouvelle. Elle est jeune, elle fleurit, elle prend sa place et puis, elle décline et finalement, elle meurt pour faire place à autre chose. Dans cette théorie des cycles, tout dans la vie est réglé par des cycles. Nous savons très bien parce que nous dépendons du cycle du jour et de la nuit, du cycle des années et des grands cycles astronomiques qui font qu’à certaines époques, les conditions de la vie changent. Alors, les gens qui le prennent par l’autre bout comme les archéologues ou les anthropologues découvrent, oui. Oui, on vous dit, à une telle époque, les dinosaures ont disparu et pourtant, ils avaient régné pendant deux millions d’années ou plus – je ne sais pas les chiffres – et puis, tout à coup, il n’y en a plus.

C’est la même chose qui se passe pour chaque espèce et si, peut-être, on faisait un peu plus attention au moment où apparaissent certaines espèces animales ou humaines et au moment où ils acquièrent un certain développement et puis, ensuite, un certain déclin, ce qui est vrai aussi pour toutes les civilisations, on s’apercevrait que ceci est simplement un cycle naturel. C’est comme celui de toute vie. Nous trouvons tout à fait normal que nous ayons nous-mêmes pour chacun de nous, notre jeunesse, notre âge mûr et puis, hélas, nous disparaissions. Mais c’est la même chose pour toutes les espèces.

Pour l’humanité dans son ensemble avec toutes ses variétés parce que les shivaïtes insistent beaucoup que tous les hommes ne sont pas pareils, qu’ils ont des rôles et des âges différents, il arrive des périodes où tout d’un coup, une humanité a cessé de jouer son rôle, d’être amusante pour le créateur, et à ce moment-là, s’arrange pour que ça finisse et puis, on recommence. C’est là, une partie aussi du jeu de la « Fantaisie des Dieux » et d’après les cycles, ils sont très déterminés. Et évidemment, nous serions la septième humanité. Et les textes historiques des hindous donnent des dates qui sont très intéressantes sur les périodes où ont vécu et fleuri ces différentes espèces d’hommes et les moments où ils ont disparu.

D’après les calculs sur l’humanité, les prédictions sur l’humanité actuelle, nous sommes assez proches d’une fin assez peu agréable, mais nous avons tous les signes annoncés du déclin de notre espèce, ensuite, descendre de ce qui restera des restes. Il reste toujours un petit quelque chose d’où naît le monde ultérieur, devrait naître une autre humanité, mais elle n’aura pas grand rapport avec la nôtre.

Interviewer : Vous donnez même une date dans votre livre, vous dites : « 2400 ». Ce qui nous laisse le temps de nous préparer quand même.

Alain DANIÉLOU : Oui.

Interviewer : 2400 et vous ajoutez que les quelques survivants d’après un texte ancien, un Purana, serait des êtres ayant échappé à l’atmosphère de la terre.

Alain DANIÉLOU : Oui.

Interviewer : Ce qui est formidablement prémonitoire quand même.

Alain DANIÉLOU : Oui, c’est très curieux. Alors, ce sont des gens qui sortent de l’atmosphère et ce sont eux qui survivront à cette hécatombe. Ils sont sur des chars aériens et ils sortent de la sphère de l’atmosphère dans un monde intermédiaire entre celui de notre atmosphère et celui des mondes stellaires et c’est là qu’ils survivent pendant un certain nombre d’années jusqu’à ce que la terre redevienne habitable. Ça, c’est un texte justement qui fait partie de ces descriptions que donnent les Puranas sur la crise qui conduit à des explosions épouvantables et la fin de l’humanité actuelle.

Interviewer : Alors, quand même dans ce portrait un petit peu apocalyptique, c’est le cas de le dire, il y a – si j’ose dire – des freins, il y a des possibilités de ralentir, il y a des possibilités de corriger la trajectoire pour employer un terme astral. Vous citez dans votre livre justement « Le rôle du shivaïsme », disant que par exemple, dans une époque difficile comme la nôtre, vous parlez de : « Nous sommes au bord d’un cataclysme qui sera dû à nos erreurs et à nos folies et que nous accélérons d’une certaine façon. Alors, à un moment donné, ressurgit en quelque sorte cette tradition shivaïte comme protectrice, ce que veut dire le mot « Shiva » et une vieille sagesse renait qui s’était transmise sous forme occulte et qui peut permettre à l’humanité – dites-vous – de retarder l’échéance de la destruction provoquée qui la menace. »

Comme par hasard, dans cette tradition shivaïte, parmi les cadeaux qui nous sont faits, nous trouvons précisément cette double approche du Sâṃkhya et du Yoga un peu comme, j’allais dire, façon d’ausculter le monde et d’être plus en rapport avec lui que de le détruire, autrement dit comme un correctif.

Alain DANIÉLOU : Oui et on peut ajouter aussi les tendances écologiques. Tout d’un coup, les gens s’aperçoivent qu’ils ne sont pas seuls. Il n’y a pas l’Homme seul sur la terre, mais il y a les plantes, les animaux dont il faut respecter la vie. Il y a aussi une tendance très nette à une espèce de recherche extatique qui est visible, même tout à fait inconsciente dans certaines danses modernes, qui ressemblent étonnamment aux danses extatiques des populations traditionnelles. Et puis alors, évidemment, cette redécouverte aussi et cet intérêt, tout d’un coup pour des disciplines comme le yoga et des formes, des recherches dans le domaine cosmologique comme celle du Sâṃkhya qui sont la base même de toute véritable recherche de perfectionnement de l’homme et de connaissance lui-même.

Interviewer : Absolument. A propos du Sâṃkhya, vous dites ceci, vous dites que l’homme ne peut comprendre le monde sans se comprendre lui-même et ne peut se connaître lui-même que par rapport aux structures universelles, à son rôle, à sa raison d’être et à sa place dans le jeu de la création. C’est pourquoi Sâṃkhya et Yoga sont interdépendants et liés l’un à l’autre.

Alain DANIÉLOU : Oui, ils l’ont toujours été. En fait, il n’y a pas seulement les Indiens qui ont toujours cherché l’unité du macrocosme et du microcosme. L’univers est en nous et nous sommes dans l’univers. Et il n’y a pas de dissociant, on ne peut pas dissocier l’un de l’autre. Et c’est en connaissant peut-être, quand nous recherchons très à fond dans l’un ou l’autre des domaines de l’exploration de nous-même, ou du monde des astres et de la matière que nous découvrons tout d’un coup des parallèles, et l’un nous permet de comprendre l’autre. Et il est impossible, je crois, d’arriver à une véritable compréhension du cosmos si nous ne comprenons pas la nature de l’homme et, de même, une compréhension de l’homme si nous ne recherchons pas à comprendre l’origine de la matière et du monde qui nous entoure.

Interviewer : Oui, mais est-ce que vous ne trouvez pas que dans un congrès où il est question de l’évolution, le Sâṃkhya est peut-être ce qu’il y a de plus représentatif comme réflexion sur le systématisation d’une évolution tel qu’il est présenté, par exemple, par l’Inde. Cette espèce d’emboitage, des choses qui se créent l’une par l’autre, c’est impressionnant comme spectacle, le déroulement du Sâṃkhya.

Alain DANIÉLOU : Oui, parce qu’évidemment, le Sâṃkhya part de l’origine même de l’existence, de l’origine même de la matière, de l’origine du monde et de son développement et cherche des constantes qui font que l’univers se développe en partant de principe simple, mais donne des formes combinées de plus en plus complexes. Et toutes sortes de notions qui aujourd’hui commencent à effleurer sont dans le Sâṃkhya extrêmement claire, par exemple, l’idée qu’il n’existe pas d’éléments, de matières, qui soient dépourvus de conscience. La conscience est un élément fondamental de la structure de l’univers. Il y a donc des connexions à différents niveaux aussi bien entre les atomes qu’entre les astres, qu’entre les cellules vivantes.

Tout ceci forme une espèce d’arbre géométrique extrêmement complexe dans ses formes et assez simple dans ses principes, qui fait que, je crois, c’est la seule explication générale de la nature du monde qui soit entièrement logique et compréhensible, et se prouve efficace chaque fois qu’on ne peut l’expérimenter.

Interviewer : Vous avez parlé hier soir à l’Odéon et je crois que c’est un concept vraiment très important pour le Sâṃkhya et aussi pour le Yoga, de ce personnage du Purusha que vous présentez à la fois comme être universel, programme, plan, en quelque sorte, le résumé de tout ce qui va se développer par la suite, et vous dites et vous redisiez hier soir à quel point c’est cohérent tout cela. Vous donniez un exemple pris à la biologie par exemple, mais même au niveau philosophique, même au niveau de la pensée, le Sâṃkhya est cohérent, c’est-à-dire que ce principe du Purusha, après, est en quelque sorte décalqué dans toute la nature, à travers toutes les formes de la prakriti, et ensuite, le programme se déroule en quelque sorte.

Alain DANIÉLOU : Oui. Et ça, simplement, c’est d’ailleurs la notion même de ramener au macrocosme la notion du microcosme pour expliquer que l’univers dans son temps entier est structuré comme un être vivant et que les cellules cosmiques, les galaxies, depuis les galaxies jusqu’aux atomes, font partie d’une espèce d’organisme qui est une chose vivante et que le monde est en somme, on peut le comparer à un être immense et vivant, avec toutes ces facultés, avec toutes ces tendances, dont nous allons retrouver l’écho à tous les niveaux de l’évolution et du développement du monde, y compris en nous-mêmes. Donc, il y a des parallèles évidents. Et là, il y a des facteurs qui sont très intéressants, par exemple, qui touchent à la numérologie puisque certains éléments, comme la conscience et la vie, sont liés à des structures qui utilisent certains nombres particuliers. C’est pourquoi d’ailleurs pour nous, pour les structures de l’être humain, le chiffre cinq est absolument fondamental, c’est pourquoi nous avons cinq doigts, cinq sens, etc.

Mais si nous regardons les structures de la vie, si vous voyez un cristal de glace qui se forme sur la fenêtre, vous verrez un très joli dessin, comme une étoile de mer, mais qui est à huit branches. Mais si vous regardez une étoile de mer, elle en a dix parce qu’à partir du moment où vous avez la sensation, vous avez la vie, vous avez dans toutes les structures un certain facteur numérique qui joue un rôle fondamental. Et ceci intéresse beaucoup justement le Sâṃkhya, et d’ailleurs, le mot Sâṃkhya même veut dire nombre, veut dire numérologie. Et au fond, on retrouve là une idée que l’on commence à évoquer ici puisqu’Einstein disait lui : « Au fond, finalement, en dernier recours, tout est géométrique ».

Interviewer : Oui. Et dans le Sâṃkhya, à la fin de cet extraordinaire tableau de la création de l’univers, on trouve l’être humain muni pratiquement de tout ce qui lui faut pour vivre. Alors, il y a une description extraordinaire de la naissance et des relations entre le verbe et les terres, le toucher, les gaz, etc. Et puis alors, à un moment donné, la mise en relation des cinq organes en tant qu’organe de perception ou action : l’oreille qui correspond à la bouche, la peau à la main, l’œil aux pieds, la langue au sexe, le nez à la bouche, etc. Et puis tout ça, se met à vivre et j’allais dire que cela amène presque naturellement au microcosme du yoga, c’est-à-dire que l’homme, dès qu’il se met à explorer son propre corps, est en relation directe avec ce qui s’est passé dans ce plan de création qui était le Sâṃkhya.

Alain DANIÉLOU : Oui. Et d’ailleurs, le yoga est un système de réintégration, c’est-à-dire, pour remettre l’homme en contact à tous les niveaux avec les valeurs d’ordre universel. Il est donc au premier plan déjà dans les éléments les plus simples de la pratique du yoga, disons les exercices de yoga, de respiration qui ne cherchent pas à aller très loin, déjà, il créé dans l’être humain un contact avec le monde vivant, avec les plantes, avec les animaux, avec les saisons, avec toutes sortes de phénomènes qui peuvent s’exprimer d’ailleurs d’une façon très curieuse. C’est-à-dire, quelqu’un qui pratique bien un yoga élémentaire, les animaux viennent à lui. Il rayonne une sympathie et de même, on a la main verte, c’est-à-dire que les fleurs et les plantes sourient et se développent volontiers.

Et là, ce sont des expériences que l’on peut faire parce que déjà sur un plan le plus élémentaire, disons, des pratiques du yoga. Ensuite, naturellement, si on veut aller plus loin et acquérir les pouvoirs, c’est une affaire plus difficile et plus risquée, qui nous met en contact avec le monde du surnaturel, avec le monde des Dieux, avec les pouvoirs de perception, en dehors du temps, de l’espace, etc. Ils ne sont pas très difficiles à acquérir, mais tout de même, demandent énormément de travail et de concentration, que certaines gens ont par hasard. Vous avez des gens qui ont des intuitions, qui savent qu’il s’est passé quelque chose dans un endroit et ils ne savent pas pourquoi. Le yoga permet d’en prendre conscience et de maîtriser ce genre de pouvoir, mais c’est déjà plus difficile.

Et puis, quand on veut atteindre le monde transcendant, là, c’est une chose dangereuse. Et au fond, les vrais yogis, ceux qui dépassent le plan humain sont des gens qui cessent d’exister. Ils disparaissent, on ne sait pas comment.

Interviewer : Pour l’occidental, je crois que le but, ces buts très lointains et très difficiles à acquérir du yoga ne sont sans doute pas ce qui est cherché en Occident. Par contre, il est frappant de voir à quel point, très rapidement dans une pratique de yoga, on a l’impression qu’une carapace se brise, comme si l’homme était enfermé dans un bouclier apparemment invisible pour lui mais pas forcément pour ses voisins d’ailleurs et qui, tout d’un coup, au contact de ce travail apparemment très élémentaire qui est un yoga en particulier, un yoga physique, en quelque sorte, dissout une carapace comme si nous étions des crustacés qui avaient encore quelque chose de très épais sur nous et que, petit à petit, se retisse des liens, des relations. D’ailleurs, le mot yoga veut bien dire cela, être relié.

Alain DANIÉLOU : Oui, c’est d’ailleurs pourquoi une pratique du yoga devrait être une chose universelle et je crois que cela joue un rôle très important dans l’évolution du monde actuel. Ce n’est pas toujours très facile et ce n’est pas toujours très bien organisé, mais au fond, le fait même qu’il y ait un certain nombre de gens qui pratiquent sincèrement et au mieux de leur application même les formes les plus élémentaires du yoga est quelque chose qui a une importance sur l’évolution même de l’homme et sur le sort de l’humanité.

Interviewer : Vous avez fait remarquer hier soir que ça se regroupait. Par exemple avec beaucoup d’autres préoccupations de notre époque, vous aviez cité l’écologie. On pourrait en citer d’autres, il y a le goût de notre époque par exemple pour les rythmes.

Alain DANIÉLOU : Oui.

Interviewer : L’importance que prend le rythme dans la vie moderne, la danse, par exemple. Aussi peut-être et avec les dangers que cela représente l’utilisation des drogues, c’est-à-dire aussi une façon de rechercher certains états de communication, peut-être maladroitement, mais en tout cas, c’est une recherche aussi à ce niveau-là.

Alain DANIÉLOU : D’ailleurs, les drogues comme les maladies sont des entités correspondantes, on peut dire, à des espèces de codes génétiques, de codes chimiques qui entrent dans notre monde. Si une espèce, de même qu’à certaines époques, sont apparus les mammouths ou les crocodiles, c’est exactement de la même façon qu’apparaisse un certain microbe ou un certain germe, ou que se répande une entité chimique qui a une action psychologique sur nous. Ce qui fait qu’on peut considérer les maladies et les drogues comme des entités, comme des pouvoirs magiques. Et si on sait les utiliser, si on sait en capter la force et le pouvoir, ils peuvent devenir des choses bénéfiques.

Vous savez qu’il y a des médecins qui expliquent que si l’on espère prolonger la vie de l’homme, il faut essayer de créer des conditions dans nos cellules qui sont celles du cancer, puisque les cellules du cancer sont pratiquement immortelles. C’est un mauvais usage d’une certaine force, d’une certaine entité qui fait que pour nous, c’est mortel. Mais si on arrive à domestiquer cette force, elle sera au contraire une chose extrêmement bénéfique. Et dans l’usage par exemple que, d’ailleurs, toutes les religions l’utilisent d’une façon ou de l’autre des drogues ou le christianisme utilise le vin.

Interviewer : En petite quantité.

Alain DANIÉLOU : En petite quantité, mais c’est symbolique, disons. Et c’est quand même un intoxicant. Et si on sait ritualiser l’usage de certaines substances qui ont un effet hypnotique, elles ont une énorme facilité pour développer certains pouvoirs psychiques. Mais la question est toujours de savoir ritualiser. C’est la vulgarité de l’usage qui, en fait, est une chose assez désespérante dans le monde chrétien.

Dans l’Inde, on utilise énormément le chanvre indien rituellement, mais on fait une cérémonie rituelle, c’est-à-dire que c’est un truc très compliqué pour le préparer. Pour le prendre, on prend son bain, on fait certaines cérémonies, ensuite, on absorbe cette chose en le respectant comme une chose très importante. Et en fait, il y a énormément de Samnyāsis qui utilisent ceci pour faciliter une méditation très approfondie et des perceptions très élargies. Donc, ce sont des entités très importantes et la seule façon de les utiliser justement, c’est de les ritualiser, ritualiser l’usage de façon à prendre conscience de leurs valeurs.

Mais au fond, c’est la même chose pour les actes d’amour. Pour des Indiens shivaïtes, l’acte de procréation est un rite que l’on doit faire avec un grand soin dans des circonstances particulières à des moments particuliers avec l’idée de faire naître un être qui a certaines qualités, certaines vertus. D’un autre côté, il y a une grande liberté pour la pratique de l’érotisme, comme moyen aussi d’accomplissement des besoins, de l’équilibre de l’être humain, mais cet acte-là doit être infécond. Et si on veut un acte procréateur, il faut le ritualiser dans des circonstances choisies, avec uniquement le but de produire un magnifique résultat, d’avoir le meilleur enfant possible, qu’il soit beau, qu’il soit harmonieux, qu’il soit bien fait, qu’il soit intelligent, etc. Tout ceci, il faut réunir toutes sortes d’éléments et, au fond, c’est un système très intéressant. Et on est un peu stupéfait de voir à quel point il semble que dans nos pays…

Interviewer : On mélange les logiques.

Alain DANIÉLOU : C’est tout cela, laissé au hasard, on s’en fiche complètement, etc. Ce qui évidemment doit amener à une espèce de dégénérescence des êtres et des valeurs qui est une chose, un des signes de la fin du Kali Yuga, du désordre qui correspond à notre époque et doit amener à la perte de notre espèce.

Interviewer : D’ailleurs, c’est une des pages qui m’a le plus intéressé dans votre livre, c’est celle où vous donnez, vous résumez les 16 conseils à un Mleccha, c’est-à-dire à un barbare, à nous en somme, qui sont donnés par un maître shivaïte. Et il y a beaucoup de choses qui m’ont frappé comme étant certains très actuels et d’autres pas actuels mais qui pourraient l’être très vite parce qu’ils sont sous-jacents. Alors, le premier conseil qu’il donne, c’est de pratiquer le Hatha Yoga. Il dit : n’est-ce pas tout de suite, en premier, se mettre en relation avec son microcosme et le macrocosme par les pratiques du yoga.

Après, il parle tout de suite du respect de la création, ce qui est une chose magnifique, mais tellement urgente à notre époque parce que finalement, le plus grand danger peut-être aujourd’hui, c’est le mal que nous faisons à notre niche, comme on dit.

Alain DANIÉLOU : Absolument, oui.

Interviewer : Et là, on a des moyens malheureusement très forts et alors, il le met tout de suite en second et peut-être en troisième, et c’est lié, le respect de la mort des animaux, par exemple. Le sacrifice toujours accompli comme un acte sacré, d’une certaine façon, pas n’importe comment. Il y a ce passage en particulier sur le végétarisme où il dit que de toute façon, un végétarien s’accapare la vie aussi, mieux que ça soit un animal, c’est une plante. Si c’est fait de façon négligée, ce n’est pas mieux.

Alain DANIÉLOU : Oui. Et même dans la pratique, même dans les populations les plus primitives de l’Inde, quand on a besoin de couper une branche d’un arbre, on lui en demande la permission. On le salue, on le vénère, on lui dit : « J’ai besoin de ta branche, permets-moi etc. de la prendre. » On prend la vie toujours mais en étant conscient qu’on la prend, et que c’est un acte que le monde est ainsi fait, que nous ne pouvons pas vivre sans détruire la vie. Mais alors, de nouveau, il faut ritualiser l’acte et le faire consciemment et prendre les dieux à témoin que si on doit le faire, c’est de leurs fautes, ce n’est pas de la mienne.

Interviewer : Il y a aussi ce respect des esprits dont il est question, cette attention à la présence éventuelle des esprits.

Alain DANIÉLOU : Mais ça, je crois que c’est très récent dans notre monde et que les gens aient perdu le sens de la présence des êtres surnaturels : des fées, des nymphes, de tout l’esprit de l’arbre, l’esprit des sources, l’esprit des montagnes. Je crois que jusqu’à il n’y a pas très longtemps, les gens étaient très conscients de l’existence. Et c’est depuis seulement à une période très récente d’hostilité à tous ceux qui ont un caractère plus au moins considéré comme surnaturel, alors que ce n’est pas du tout surnaturel, c’est simplement un aspect un peu plus élevé de la vie dans le monde. Et il est évidemment, très important, de respecter cela.

Et au fond, on le fait, nous le faisons toujours. Il y a des gens qui touchent du bois, il y a des gens qui ont toutes sortes… cela va être quand ils ont vu passer un chat noir, ou il y a des tas de gens qui tout de même ont de ce qu’on appelle « des superstitions », qui est au contraire une méconnaissance des signes. Ce sont des signes et autrefois, on lisait le destin dans le vol des oiseaux, et il n’y a pas de raison que ça ne soit pas comme ça parce que nous sommes entourés d’êtres subtils qui veillent sur nous, nous avons des anges gardiens vraiment ; et quand ils se manifestent, il ne faut pas les gifler et les envoyer en l’air en disant : « Qu’est-ce qu’il vient faire là, celui-là ? » En réalité, nous vivons dans un monde qui est peuplé de présence, dont il est très important de prendre conscience et de respecter.

Intervenant 1 : Et puis alors, il y a une dernière chose que j’avais noté, c’est son conseil sur le couple, c’est-à-dire, le conseil qu’il donne à propos de la vie. Il dit que la vie de couple au sens de la toute petite famille qu’on entend aujourd’hui n’est pas la meilleure façon de vivre ni d’élever les enfants. Il fait référence à la possibilité d’être dans ce qu’on appelle une grande famille, une famille plus large.

Alain DANIÉLOU : Oui. Mais je crois que ça, c’est un phénomène très récent parce que l’homme est fait pour vivre en tribu, dans un groupe familial très étendu. Et c’est dans l’Inde, on pratique partout le joint family, c’est-à-dire, ces familles où les frères vivent ensembles, les femmes sont d’un côté avec leurs appartements, leurs jeux, leurs amis, les hommes de l’autre. On se réunit pour certaines choses par rapport aux autres, et les enfants dans ce milieu sont extraordinairement heureux parce qu’ils ne sont pas les victimes des hostilités inévitables du couple. Il y a tellement de cousins, de tantes, d’oncles, de belles filles. Il y a tellement de gens qui s’intéressent à eux, qui sont gentils pour eux, les oncles, ses tantes.

La grande famille est une chose extraordinairement précieuse et que même, les gens âgés, ils sont utiles, ils sont bien, ils ne sont pas isolés. Je crois que le phénomène très curieux de l’isolement du couple est une chose très malsaine de tous les points de vue.

Interviewer : Bien. Peut-être, je ne sais pas jusqu’à quelle heure on a. Trois heures et demie, non ? On va jusqu’à trois heures et demie, oui. Quatre heures.

Peut-être aurez-vous quelques questions à poser à Alain Daniélou. Avant, peut-être, de poser ces questions et de le laisser conclure, moi, je voudrais lire, ça va être un peu long parce que c’est une page complète, mais une des pages qui m’a le plus passionné dans son livre parce qu’au fond, je dirais que d’une façon en avant-première, il posait le problème qui est un peu celui de nos assises cette année à propos de l’évolution, c’est-à-dire, au fond, les limites d’une l’évolution.

« C’est très gentil d’évoluer, mais on évolue d’abord vers où ? Pourquoi ? Où s’arrête-t-on ? Comment fait-on ? » Etc. Et je trouve que cette page qui est tirée de votre dernier livre « L’Aventure Humaine » pose exactement le problème. Et d’ailleurs, elle est dans un chapitre qui s’intitule et cela indique bien les choses « La transmission du savoir ».

Voilà ce que vous dites : « La transmission du savoir. Le développement de la création va de l’obscurité vers la lumière, de l’enfance vers la maturité, de l’ignorance vers la connaissance, puis de nouveau, vers une régression, un retour à l’obscurité. Parmi les espèces actuelles du monde terrestre, l’homme représente un point culminant de cette évolution. Plus il arrive à comprendre la nature secrète du monde, plus il perçoit l’art du créateur, plus il apprendra ce rôle. Mais ce rôle a des limites. Il n’appartient pas aux hommes de maîtriser les forces secrètes de la nature, c’est le rôle des êtres subtils, dont la perception du jeu de la création et les responsabilités se situent à un autre niveau.

Il ne convient pas à l’homme d’enquêter sur le domaine des êtres supérieurs, c’est pourquoi il ne plaît pas aux dieux que les hommes atteignent la connaissance. De même, qu’il existe des limites aux perceptions des sens, il existe aussi des barrières aux savoirs que l’homme ne doit pas outrepasser, sans sortir de son rôle et risquer d’attirer sur lui la colère des dieux et de provoquer la destruction de son espèce.

Et la conclusion est celle-ci : L’homme se trouve donc dans une situation contradictoire. D’un côté, sa raison d’être est de rechercher le savoir, de l’autre, sa quête doit avoir des limites qu’il ne doit pas outrepasser. »

Je crois que c’est bien ça le problème qui est posé au fond ces jours-ci, d’une évolution.

Alain DANIÉLOU : Certainement. C’est lié d’ailleurs à un usage du savoir. Ce n’est pas un savoir en soi qui est nuisible, mais c’est son utilisation. C’est pourquoi d’ailleurs la transmission du savoir doit toujours être de caractère initiatique. C’est le problème du gourou. L’homme qui a acquis certaines connaissances qui peuvent être bénéfiques ou maléfiques ne doit les transmettre qu’à quelqu’un qui en est digne. C’est pourquoi d’ailleurs dans le système indien, on ne peut pas vendre le savoir. C’est pourquoi, même un véritable brahman qui accepte d’enseigner pour un salaire dans une université est rejeté de sa caste. C’est des choses qu’on ne doit pas faire. On ne doit pas être payé pour enseigner n’importe quoi à n’importe qui.

Et à ce point de vue justement, il y a une conception tout à fait curieusement erronée de ce qu’on appelle ici des gourous, parce qu’un gourou, en principe, c’est un maître. Et un gourou, s’il a reçu un certain savoir, a le devoir de le transmettre. Son problème est donc de trouver un disciple digne de recevoir ce précieux dépôt, un ou deux ou quelques-uns, mais il n’est pas question pour lui d’accepter n’importe qui. C’est pourquoi quand vous avez des gens, aujourd’hui, qui vont se promener dans l’Inde et se passent des adresses de bon gourou comme des adresses de bons restaurants, on ne peut se dire qu’il s’agit de gens complètement fourbes, farfelus et que cela ne sert absolument à rien. C’est très difficile d’être accepté par un maître, il faudrait du temps et il faut faire ses preuves. C’est seulement dans ce cas-là que l’on peut acquérir certaines connaissances.

Il y a des connaissances, par contre, qui sont pour tout le monde et ça, elles sont enseignées ex cathedra librement. Mais dès qu’il s’agit de choses qui touchent à des éléments très profonds qui peuvent agir sur la nature du monde et sur celle de la matière, ou des choses comme cela, il faut évidemment être extrêmement prudent, et c’est ça que le système indien est extrêmement restrictif.

Interviewer : Merci beaucoup Alain Daniélou. Est-ce que vous avez quelques questions avant que nous nous quittions ? Oui ?

Intervenant 1 : Vous parlez de la vocation du monde, savoir que la galaxie, c’est une planète une dimension. Qu’est-ce que cela représente d’avoir un sens évolué également de la galaxie ? Et si oui, (inaudible)(1:12:48).

Interviewer : La question qui est posée, c’est si nos cellules sont des galaxies, pour résumer. C’est-à-dire si notre microcosme est organisé comme… la question qui est posée, c’est de savoir si notre microcosme, nos cellules sont des galaxies aussi.

Alain DANIÉLOU : Oui, exactement. On peut dire, les galaxies sont des cellules et elles sont des entités possédant une conscience et une spécialisation comme toutes nos cellules. Elles ont donc un rôle dans l’univers qui est différent, de même que nos cellules qui apparemment sont faites de la même façon ont des fonctions et des spécialisations différentes. Et dans le Sâṃkhya, on considère une parfaite équivalence entre ces différents domaines.

Interviewer : Je crois même qu’il y a les mêmes rapports de chiffres dans le microcosme et dans le macrocosme.

Alain DANIÉLOU : Oui, bien sûr. Ce sont des…

Intervenant 1 : (1:14:04 inaudible)

Interviewer : D’être ?

Intervenant 1 : (1:14:08 inaudible)

Intervenante 1 : Est-ce qu’Alain Daniélou va nous donner quelques précisions sur le sens et la valeur des rituels ?

Interviewer : La question qui est posée, c’est si Alain Daniélou pourrait nous donner quelques précisions sur le sens et la valeur des rituels.

Alain DANIÉLOU : Les rituels sont en somme des pratiques magiques. Ce sont comme tous les éléments d’un rituel, qu’ils s’agissent des diagrammes qui sont les Yantras, qu’ils s’agissent des formules qui sont les Mantras, qu’ils s’agissent des ingrédients que l’on emploie, qu’ils s’agissent des gestes qui sont les Mudras, c’est tout un système de communication. En somme, c’est un langage. Le rite est langage qui permet de communiquer avec des entités qui ne nous sont pas normalement perceptibles.

Hier, il y avait ce professeur qui parlait du langage de gestes qu’on apprend aux singes, ça leur permet de communiquer, tout d’un coup, avec des genres d’une autre espèce. Et au fond, tous les systèmes du rituel si on les comprend bien et qu’on analyse les structures, on s’aperçoit que c’est tout un système de communication qui crée des possibilités de répercussion avec un monde invisible et surnaturel.

Intervenante 2 : Alors, dans un domaine, comment prend naissance un rituel ?

Interviewer : Comment prend naissance un rituel ?

Alain DANIÉLOU : On peut le composer. Un rituel est fait d’éléments fondamentaux qui sont tous symboliques, mais qui ont une réalité objective de communication. Et c’est pour cela qu’un rituel comporte tous les éléments, si c’est un vrai rituel évidemment. On peut faire des faux rituels, ça, c’est une autre chose. Mais au fond, à la base, presque toujours, on trouve cet usage dans le rituel du diagramme, du geste, du Mantra, de la parole magique – pas dans le sens du sens extérieur, mais dans les sens du son – et qui fait qu’on compose une entité, comme on le fait d’ailleurs pour le temple lui-même, qui d’après ces structures devient un moyen de communication avec le monde des Dieux.

Intervenante 3 : Tout à l’heure, Monsieur Daniélou nous a parlé des textes de shivaïtes. Je voudrais savoir si ces textes ont été écrits sur des révélations qui n’ont aucun ?? à ça (1:17:52) ou s’ils ont été écrits sur une base de textes védiques.

Interviewer : Sur une base ?

Intervenante 3 : De textes védiques.

Alain DANIÉLOU : Non. Ce sont des textes qui n’ont rien à voir avec les textes védiques. Bien que dans les textes à rattacher au védisme tardif, comme les Upanishad, on reprenne beaucoup d’éléments qui appartiennent aux anciens textes de shivaïtes. Alors, il y a différentes sortes de texte, mais il y en a qui sont considérés comme des textes écrits par des savants, des sages, des philosophes. Il y en a qui sont considérés comme inspirés. Mais là, dans cette masse considérable de texte, c’est toujours un peu difficile à démêler parce qu’il y a des exégèses qui reprennent certains éléments, etc. Et il s’agit d’une très, très vaste littérature dont malheureusement, très peu a été édité et publié, et presque rien traduit.

Interviewer : Et c’est là qu’on voit intervenir les rishis malgré tout.

Alain DANIÉLOU : Oui. Les rishis sont des voyants. A ce moment-là, n’importe qui peut devenir un voyant. Un grand yogi peut devenir un rishi, il suffit qu’il développe le pouvoir et qu’il voie. On dit toujours que Valmiki quand il a écrit le Ramayana, une histoire qui s’était passée bien avant lui, par son pouvoir de yoga a assisté aux scènes qu’il décrit, des scènes qui s’étaient passées un millier d’années avant lui. A ce moment-là, avec les pouvoirs du yoga, on peut très difficilement définir qu’est-ce qui est une inspiration, qu’est-ce qui est une vision, qu’est-ce qui est un don d’un être transcendant. Tout cela se mélange, et au fond, n’est pas très distinct l’un de l’autre.

Intervenante 4 : Monsieur Daniélou, qu’en pensez-vous du langage, de la compréhension entre les hommes à travers le geste ? Est-ce que c’est une étape dans l’initiation ?

Interviewer : Est-ce que la compréhension à travers le geste est une étape entre les hommes ?

Intervenante 4 : Une étape dans l’initiation.

Intervenant 1 : Le geste comme moyen de compréhension.

Intervenante 4 : Voilà, c’est ça. Comme un langage.

Alain DANIÉLOU : Le geste peut devenir un langage. Et le langage des Mudras dans l’Inde qu’on utilise aussi bien pour le théâtre et la danse que pour les rites est un langage en soi, mais qui est au fond équivalent à un langage parlé. C’est tout de même un langage conventionnel. Et il peut servir de moyens de communication. Et en fait, dans l’Inde, l’utilisation du langage des gestes dans le théâtre sacré a une valeur extraordinaire puisque quelle que soit la langue que vous parliez, vous pouvez suivre un spectacle de Kathakali ou de Barata Natyam en comprenant exactement tout ce qui se dit dans ce sens-là.

Un langage de geste est un élément très précieux de communication.

Interviewer : Il y a d’autres questions ?

Intervenante 5 : J’aimerais savoir si vous pouvez expliquer la signification du chiffre 108 dans le shivaïsme.

Alain DANIÉLOU : Le chiffre 108 ?

Interviewer : La signification du chiffre 108 dans le shivaïsme.

Alain DANIÉLOU : Attendez, que je ne me trompe pas, mais cela doit être 1 puissance 1 multiplié par 2 puissance 2 multiplié par 3 puissance 3. Et d’ailleurs, les chrétiens ont conservé le chapelet chrétien à 54.

Interviewer : C’est la moitié.

Alain DANIÉLOU : C’est un chapelet différent de inaudible dans mon retour, oui.

Interviewer : C’est une belle conclusion pour le Sâṃkhya. Merci Alain Daniélou.

<APPLAUDISSEMENTS>